J’extirpe avec précaution mon bras de sous le sien, cherche à tâtons le tapis sous mon pied et m’écarte du lit.
Dans le salon, le ciel nocturne dispense assez de clarté pour me permettre de m’orienter. J’enfile un peignoir et allume la lampe à gaz sur le secrétaire. Je déverrouille le tiroir et en sors le dossier contenant la correspondance de Dreyfus. Pendant que ma maîtresse dort, je reprends ma lecture là où je l’ai laissée.
L’histoire des quatre mois qui suivent la dégradation est facile à suivre dans le dossier, qu’un bureaucrate a soigneusement rangé par ordre chronologique. Ce fut douze jours après la parade, au milieu de la nuit, que Dreyfus fut tiré de sa prison parisienne, jeté dans une voiture cellulaire qui le conduisit en gare d’Orléans, puis enfermé dans un wagon pénitentiaire pour un voyage de dix heures dans la campagne enneigée jusqu’à la côte Atlantique. En gare de La Rochelle, une foule attendait. Durant tout l’après-midi, des gens défilèrent pour frapper les flancs du train en criant menaces et insultes : « Mort aux Juifs ! » « Judas ! » « Mort au traître ! » Il fallut attendre la tombée de la nuit pour que ses gardiens se décident à le déplacer. Dreyfus traversa la presse hostile.
Prison de l’île de Ré
21 janvier 1895
Ma chère Lucie,
L’autre jour, quand on m’insultait à La Rochelle, j’aurais voulu m’échapper des mains de mes gardiens et me présenter la poitrine découverte à ceux pour lesquels j’étais un juste objet d’indignation et leur dire : « Ne m’insultez pas, mon âme que vous ne pouvez pas connaître est pure de toute souillure, mais si vous me croyez coupable, tenez, prenez mon corps, je vous le livre sans regrets. » Au moins alors, sous l’âpre morsure des souffrances physiques, quand j’aurais encore crié : « Vive la France », peut-être alors eût-on cru à mon innocence !
Enfin, qu’est-ce que je demande nuit et jour ? Justice, justice ! Sommes-nous au XIX esiècle ou faut-il retourner de quelques siècles en arrière ? Est-il possible que l’innocence soit méconnue dans un siècle de lumière et de vérité ? Qu’on cherche ; je ne demande aucune grâce, mais je demande la justice qu’on doit à tout être humain. Qu’on poursuive les recherches ; que ceux qui possèdent de puissants moyens d’investigation les utilisent dans ce but, c’est pour eux un devoir sacré d’humanité et de justice…
Je relis le dernier paragraphe. Il y a quelque chose de curieux. Je vois bien ce qu’il fait. Il écrit ostensiblement à sa femme. Mais comme il sait que sa lettre passera certainement entre de nombreuses mains entre-temps, il envoie aussi un message aux arbitres de son destin à Paris ; à moi, en fait, même s’il lui a été impossible de deviner que je serais assis à la place de Sandherr. Que ceux qui possèdent de puissants moyens d’investigation… Cela n’altère en rien ma conviction qu’il est coupable, mais c’est une tactique intelligente ; cela me donne à réfléchir : ce gaillard n’abandonne pas facilement.
Paris
Janvier 1895
Fred, mon très cher,
Fort heureusement, je n’avais pas lu les journaux hier matin et on s’était efforcé de me cacher l’ignoble scène de La Rochelle, sinon je serais devenue folle d’inquiétude…
Vient ensuite, dans le dossier, une lettre de Lucie au ministre demandant la permission d’aller voir son mari dans l’île de Ré afin de lui faire ses adieux. La requête est accordée pour le 13 février, et soumise à des restrictions drastiques qui font l’objet d’une liste. Le prisonnier doit rester debout entre deux gardiens à l’entrée de la pièce ; M meDreyfus doit rester assise tout au fond, escortée par un troisième gardien ; le directeur de la prison se tiendra entre les deux ; ils n’ont le droit d’aborder aucune question ayant trait au procès ; il n’y aura aucun contact physique. Une lettre de Lucie proposant d’avoir les mains liées derrière le dos pour approcher le détenu d’un peu plus près porte la mention « refusé ».
De Fred à Lucie : Les quelques moments que j’ai passés avec toi m’ont été bien doux, quoiqu’il m’ait été impossible de te dire tout ce que j’avais sur le cœur (14 février). De Lucie à Fred : Quelle émotion, quelle terrible secousse nous avons ressenties tous deux en nous revoyant, toi surtout, mon pauvre et bien-aimé mari (16 février). De Fred à Lucie : Je voulais te dire toute l’admiration que j’ai pour ton noble caractère, pour ton admirable dévouement (21 février). Quelques heures plus tard, Dreyfus était embarqué sur un vaisseau militaire, le Saint-Nazaire , qui leva l’ancre pour une longue traversée de l’Atlantique.
Jusqu’à cette date, la plupart des lettres contenues dans le dossier étaient des copies, sans doute parce que les originaux avaient été remis à leur destinataires. Mais, à partir de ce moment, la majeure partie des pages que je tourne sont de la main même de Dreyfus. Sa description de la traversée — dans une cellule grillagée glaciale, située sous le pont et ouverte à tous les vents, dans de violentes tempêtes hivernales, surveillé nuit et jour par des geôliers en armes qui refusent de lui parler — a été subtilisée par les censeurs du ministère des Colonies. Au huitième jour, la température devint plus douce. Dreyfus ne connaissait toujours pas sa destination, et nul n’était autorisé à la lui divulguer. Il pensait être conduit à Cayenne. Au quinzième jour de traversée, il écrivit à Lucie que le navire avait enfin mouillé en rade des îles du Salut, trois petits tas de cailloux et de végétation au milieu de l’immensité de l’océan : l’île Royale, l’île Saint-Joseph et l’île du Diable. Il découvrit avec étonnement que cette dernière lui serait exclusivement réservée.
Ma chère Lucie… ma chérie… je t’aime… ma bonne chérie… chère femme… mon cœur saigne pour toi… toutes mes pensées sont concentrées sur toi… je t’envoie l’écho de mon immense affection…
Tant d’émotion, de temps et d’énergie dépensés dans l’espoir d’établir un lien et pour que tout aboutisse dans l’ombre de ce dossier ! Mais peut-être vaut-il mieux, me dis-je en parcourant les plaintes de plus en plus désespérées, que Lucie ne lise pas tout cela, ne sache pas qu’après que le Saint-Nazaire eut jeté l’ancre dans les tropiques, son mari avait dû rester quatre jours cloîtré dans cette boîte d’acier sous un soleil féroce, sans être autorisé à monter sur le pont, ni qu’après avoir enfin débarqué sur l’île Royale — pendant que l’on démolissait l’ancienne léproserie de l’île du Diable pour y établir ses nouveaux quartiers — il fut enfermé dans une cellule aux volets clos, sans pouvoir en sortir pendant un mois entier.
Ma chère femme,
Enfin, après trente jours de cette réclusion, on vient de me transporter à l’île du Diable. Le jour, je peux me promener dans un espace de quelques centaines de mètres carrés, suivi, pas à pas, par un surveillant ; à la nuit tombante (entre six heures et six heures et demie), je suis enfermé dans un cabanon de quatre mètres carrés, clos par une porte faite de barreaux de fer à claire-voie, devant laquelle les surveillants se relayent toute la nuit. La ration est d’un demi-pain par jour, de trois cents grammes de viande trois fois par semaine, les autres jours de l’endaubage ou du lard en conserve. Comme boisson, de l’eau. Je dois ramasser du bois pour allumer du feu, faire cuire ma nourriture, nettoyer mes vêtements et tenter de les faire sécher dans ce climat humide.
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