— Je comprends donc ce que Blanche entendait par une « surprise » ! commenté-je, hésitant encore entre l’amusement et l’agacement. Qu’est-ce qui t’a poussée à te confier à elle ?
— Je ne lui ai rien dit. J’ai cru que tu l’avais fait.
— Mais non !
— Pourtant, à sa façon de parler… elle a sous-entendu que tu l’avais fait. C’est pour cela que je l’ai laissée organiser cette soirée.
Nous nous dévisageons. Puis, par un processus d’intuition ou de déduction trop rapide pour moi, elle conclut :
— Blanche est amoureuse de toi.
J’émets un rire inquiet.
— Pas du tout !
— Tu as au moins eu une aventure avec elle ?
Je mens. Qu’est-ce qu’un gentilhomme pourrait faire d’autre en pareille situation ?
— Ma chère Pauline, elle a quinze ans de moins que moi. Je suis comme un grand frère pour elle.
— Mais elle ne cesse de t’observer. Tu l’obsèdes complètement et voilà qu’elle a deviné pour nous.
— Si Blanche était amoureuse de moi, dis-je à voix basse, elle ne ferait pas en sorte que je puisse passer la nuit avec toi.
Pauline sourit et secoue la tête.
— Si, c’est précisément ce qu’elle ferait. Puisqu’elle ne peut pas t’avoir, elle aura la satisfaction de contrôler celle qui le peut.
Nous vérifions instinctivement que personne ne nous écoute. Un valet de pied fait le tour pour murmurer aux invités que le concert va reprendre. Le jardin se vide. Un capitaine des dragons s’arrête sur le seuil et se tourne vers nous.
— Partons maintenant, lance soudain Pauline, avant la deuxième partie. Sautons le dîner.
— Et laissons deux sièges vides bien en vue ? Autant mettre une annonce dans Le Figaro .
Non, nous n’avons d’autre choix que de subir la soirée — la deuxième partie du quatuor à cordes, les deux rappels, le champagne qui suit, les adieux qui n’en finissent pas de ceux qui n’ont pas été invités à dîner, mais espèrent qu’on va se raviser à la dernière minute. Pauline et moi nous évitons soigneusement, ce qui est évidemment la preuve la plus manifeste qu’un couple entretient une liaison.
Il est plus de dix heures lorsque nous nous mettons à table. Nous sommes seize et je suis placé entre la mère d’Aimery, comtesse douairière, veuve de feu le comte de Comminges — toute de soie noire ébouriffée et de peau d’une blancheur mortelle, tel le spectre de Don Juan —, et Isabelle, la sœur de Blanche, qui vient d’épouser l’un des héritiers d’une famille de banquiers immensément riches, propriétaires d’un des quatre grands domaines classés de Bordeaux. Elle parle avec assurance de grands crus et d’appellations, mais elle pourrait tout aussi bien parler polynésien pour ce que j’en comprends. J’ai la sensation curieuse, presque étourdissante, d’être déconnecté de tout — la conversation raffinée n’est plus qu’un galimatias de phonèmes, la musique, de simples grattements et pincements de cordes métalliques et de boyaux. Je regarde à l’autre bout de la table, où Pauline prête l’oreille aux propos du mari banquier d’Isabelle, jeune homme issu d’une telle sélection que son apparence me fait penser à un fœtus, comme s’il eût été une faute de goût ne serait-ce que de sortir du ventre de sa mère. Je croise le regard de Blanche dans la lumière des chandelles, étincelante sous l’aigrette, l’image même de la femme dédaignée, et je détourne les yeux. Nous nous levons enfin à minuit.
Je prends soin de partir avant Pauline, afin de préserver les apparences.
— Vous, dis-je à Blanche, en pointant mon doigt vers elle sur le pas de la porte, êtes une femme cruelle.
— Bonne nuit, Georges, réplique-t-elle tristement.
Je remonte le boulevard en guettant la lumière blanche d’un fiacre rentrant au dépôt, à l’Arc de triomphe. Des tas de lanternes bleues, rouges et jaunes défilent avant qu’une blanche surgisse enfin. Le temps que je m’avance sur la chaussée pour le héler, et qu’il s’immobilise, Pauline s’avance déjà. Je lui prends le bras pour l’aider à monter et lance au cocher :
— Rue Yvon-Villarceau, au coin de la rue Copernic !
Et je monte à mon tour dans la voiture. Pauline me laisse l’embrasser brièvement, puis me repousse.
— Non, j’ai besoin de savoir ce qu’il en est exactement.
— Sûrement pas ? Si, vraiment ?
— Oui.
Je soupire et lui prends la main.
— Cette pauvre Blanche est tout simplement très malheureuse en amour. On peut être sûr qu’elle choisira toujours l’homme le moins recommandable ou le plus inaccessible de la salle. Nous avons eu droit à un vrai scandale, il y a deux ans de ça. L’affaire a été étouffée, mais cela a causé pas mal d’embarras à la famille, surtout à Aimery.
— Pourquoi particulièrement à Aimery ?
— Parce que le personnage en question était un officier de l’état-major — un officier supérieur, veuf de fraîche date et beaucoup plus vieux que Blanche — et que c’était Aimery qui l’avait amené à la maison et qui les avait présentés.
— Que s’est-il passé ?
Je prends mon étui à cigarettes et en propose une à Pauline. Elle refuse. J’en allume une. Je me sens assez mal à l’aise de parler de toute cette affaire, mais il me semble que Pauline a le droit de savoir, et je lui fais confiance pour ne pas l’ébruiter.
— Cet officier et elle ont donc eu une aventure. Cela a duré quelque temps, un an peut-être. Puis Blanche a rencontré quelqu’un d’autre, un jeune aristocrate de son âge, qui lui convenait bien mieux. Le jeune homme a fait sa demande. La famille était enchantée. Blanche a voulu rompre avec l’officier. Mais il n’a pas voulu l’accepter. Ensuite, le père d’Aimery, le vieux comte, a commencé à recevoir les lettres d’un maître chanteur qui menaçait de révéler toute l’histoire. Le comte a fini par s’en remettre à la préfecture de police de Paris.
— Mon Dieu, c’est digne d’un roman de Balzac !
— C’est mieux que ça. À un moment, le comte a payé cinq cents francs pour la restitution d’une lettre particulièrement compromettante que Blanche avait écrite à son veuf d’amant, et qui se trouvait censément entre les mains d’une femme mystérieuse. L’échange était prévu dans un parc, et la femme devait se présenter dissimulée sous un voile. Après enquête de la police, il apparut que le maître chanteur n’était autre que l’officier veuf lui-même.
— Non ? Je n’y crois pas ! Que lui est-il arrivé ?
— Rien. Il a de très bonnes relations. Il a pu poursuivre sa carrière, et il est toujours à l’état-major — il est même colonel.
— Quelle a été la réaction du fiancé de Blanche ?
— Il n’a plus voulu rien avoir à faire avec elle.
Pauline se carre sur son siège et pèse la situation.
— Je la plains beaucoup.
— Elle est parfois stupide, mais elle a curieusement très bon cœur, et elle est douée, à sa façon.
— Comment s’appelle ce colonel, que je puisse le gifler, si jamais je le croise ?
— Impossible d’oublier son nom une fois qu’on l’a entendu — Armand du Paty de Clam. Il porte toujours un monocle.
Je suis sur le point d’ajouter que par une curieuse coïncidence, c’était aussi l’officier chargé de l’enquête sur le capitaine Dreyfus, mais, en fin de compte, je m’abstiens. Cette information est secrète, et Pauline vient blottir sa joue contre mon épaule, ce qui fait aussitôt naître en moi d’autres pensées.
Je n’ai qu’un lit étroit, un lit de soldat. Pour nous empêcher de tomber, nous sommes imbriqués dans les bras l’un de l’autre, nus dans la chaleur de la nuit. À trois heures du matin, la respiration de Pauline est lente et régulière, mue par les tréfonds d’un sommeil doux et enveloppant. Je suis parfaitement réveillé et contemple la fenêtre ouverte par-dessus son épaule, essayant de nous imaginer mariés. Si nous l’étions, connaîtrions-nous jamais une nuit telle que celle-ci ? N’est-ce pas la conscience de la transgression qui confère à ces instants leur saveur exquise ? Et je tiens en horreur la compagnie permanente.
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