— Je n’en savais rien.
— Je crois que c’était pour le moins aléatoire, commente Boisdeffre avec un sourire. Et dorénavant, bien sûr, les politiques ne lui pardonneront jamais.
Il se tamponne les moustaches avec sa serviette.
— À partir de maintenant, colonel, vous devrez réfléchir de manière un peu plus politicienne, si vous voulez satisfaire tous les espoirs que nous fondons sur vous.
J’incline légèrement la tête, comme si le chef d’état-major m’accrochait une décoration autour du cou.
— Dites-moi, reprend-il, que pensez-vous de cette affaire Dreyfus ?
— Détestable, réponds-je. Sordide, alarmante. Je suis content que ce soit terminé.
— Ah, mais est-ce bien terminé ? Je pense ici au plan politique plus que militaire. Les Juifs sont une race tenace. Dreyfus sur son rocher est pour eux comme une dent cariée. Cela les obsède. Ils n’abandonneront pas comme ça.
— Il est l’emblème de leur honte. Mais que peuvent-ils faire ?
— Je n’en sais rien. Mais ils feront quelque chose, nous pouvons y compter.
Boisdeffre contemple la circulation de la rue Rabelais et reste un moment silencieux. Dans la lumière parfumée, son profil apparaît d’une formidable distinction, sculpté par des siècles de sélection. Il me fait penser à l’effigie d’un de ces chevaliers normands qui attendent, agenouillés dans une chapelle de Bayeux.
— Ce que Dreyfus a dit à ce jeune capitaine, sur le fait qu’il n’avait aucune raison de trahir… je crois que nous devrions avoir une réponse toute prête à cet argument. J’aimerais que vous ne refermiez pas ce dossier. Enquêtez sur la famille — « nourrissez le dossier », comme disait votre prédécesseur. Voyez si vous pouvez trouver d’autres preuves concernant ses motivations, preuves que nous pourrions tenir en réserve, au cas où.
— Oui, bien sûr, mon général.
J’ajoute cela sur ma liste, dans le calepin, juste en dessous des « anarchistes russes » : « Dreyfus — motivations. ».
Les rillettes de canard * arrivent, et la conversation dérive vers la parade maritime allemande de Kiel.
L’après-midi même, je prends les lettres des agents dans le coffre de mon nouveau bureau, les fourre dans ma serviette et me rend chez le colonel Sandherr. Son adresse, fournie par Gribelin, n’est qu’à dix minutes de marche, de l’autre côté de la Seine, rue Léonce Reynaud. C’est sa femme qui vient ouvrir. Lorsque je lui annonce que je suis le successeur de son mari, elle rejette la tête en arrière, tel un serpent prêt à frapper.
— Vous avez déjà son poste, monsieur, qu’attendez-vous encore de lui ?
— Si je dérange, madame, je peux revenir une autre fois.
— Oh, vraiment ? Comme c’est aimable ! Mais pourquoi cela le dérangerait-il moins de vous voir à un autre moment ?
— C’est bon, ma chère, fait la voix lasse de Sandherr, derrière elle. Picquart est alsacien. Faites-le entrer.
— Vous, marmonne-t-elle amèrement sans me quitter des yeux alors qu’elle s’adresse à son mari, vous êtes trop bon pour ces gens !
Elle s’écarte néanmoins pour me laisser passer.
— Je suis dans la chambre, Picquart, me lance Sandherr. Venez.
Je suis la direction de sa voix et me retrouve devant une pièce sombre qui sent le désinfectant. Il est assis, en chemise de nuit, dans son lit. Il allume une lampe et se tourne vers moi. Je m’aperçois alors que son visage mangé de barbe est couvert d’ulcères, dont certains sont à vif et suppurent encore, tandis que d’autres sont secs et creusés. J’avais entendu dire que son état s’était brusquement détérioré, mais je ne me doutais pas que c’était à ce point. Il m’avertit :
— Je n’irais pas plus loin, si j’étais vous.
— Pardonnez mon intrusion, mon colonel, dis-je en m’efforçant de dissimuler mon dégoût, mais j’aurais besoin de votre aide.
Je soulève la serviette pour la lui montrer.
— Je pensais bien que vous viendriez. Tout est là, n’est-ce pas ? s’enquit-il en désignant la serviette d’un doigt tremblant. Faites voir.
Je sors les lettres et m’approche du lit.
— Je suppose qu’elles proviennent d’agents, dis-je en les posant sur la couverture, à portée de sa main, avant de reculer. Mais je ne sais pas qui ils sont ni à qui me fier.
— Mon mot d’ordre est de ne vous fier à personne, comme cela, vous ne serez jamais déçu.
Il se détourne pour attraper ses lunettes sur la table de chevet, et je remarque que les plaies qui rampent sous la barbe du menton et de la gorge forment une trace livide sur le côté de son cou. Il chausse ses lunettes et examine l’une des lettres.
— Asseyez-vous. Approchez cette chaise. Vous avez un crayon ? Vous allez devoir écrire.
Durant deux heures, prenant à peine le temps de respirer, Sandherr me fait faire la visite guidée de son monde secret : cet homme travaille dans une blanchisserie qui fournit la garnison allemande de Metz ; celui-ci est un délinquant lorrain qui pourra cambrioler des adresses sur ordre ; celui-là est un ivrogne ; lui est homosexuel ; c’est une patriote qui a perdu son neveu en 70 et qui tient la maison du gouverneur militaire ; vous pouvez faire confiance à Untel et Untel ; ne vous fiez pas à celui-ci ni à celle-là ; lui, a besoin de trois cents francs immédiatement : il faudrait se débarrasser de celui-là… Je prends tout en note sans discontinuer jusqu’à ce que nous ayons passé en revue toutes les lettres. Il me donne de mémoire la liste d’autres agents ainsi que leurs noms de code et me conseille de demander leurs adresses à Gribelin. Il commence à fatiguer.
Je lui propose de m’en aller.
— Tout à l’heure. Dans le chiffonnier, là, indique-t-il en tendant faiblement la main. Il y a deux ou trois choses que vous devriez avoir.
Il me regarde m’agenouiller devant le meuble pour l’ouvrir. J’en sors une cassette métallique, très lourde, et aussi une grande enveloppe.
— Ouvrez-les, ordonne-t-il.
La cassette n’est pas fermée à clef. Elle contient une petite fortune en pièces d’or et billets de banque : la plupart en francs français, mais aussi en marks allemands et en livres anglaises.
— Il doit y en avoir pour environ quarante-huit mille francs. Quand vous serez à court, parlez-en à Boisdeffre. M. Paléologue, du ministère des Affaires étrangères, a également pour instruction de contribuer. Servez-vous-en pour les agents, les règlements exceptionnels. Veillez à avoir toujours ce qu’il faut sous la main. Mettez la cassette dans votre sac.
Je m’exécute, puis j’ouvre l’enveloppe. Elle renferme une centaine de pages : des listes de noms et d’adresses soigneusement consignées à la main et classées par départements *.
— Il faut les tenir à jour, recommande Sandherr.
— Qu’est-ce que c’est ?
— L’œuvre de toute une vie.
Il émet un rire sec, qui dégénère en toux.
Je feuillette la pile. Il doit y avoir dans les deux ou trois mille personnes répertoriées.
— Qui sont ces gens ?
— Des traîtres présumés, qu’il faudrait arrêter immédiatement en cas de guerre. Les polices régionales ne sont habilitées à connaître que les noms dépendant de leurs circonscriptions respectives. Il n’existe qu’un autre original à part celui-ci, et c’est le ministre qui le détient. Il existe aussi une autre liste, plus longue, que garde Gribelin.
— Plus longue ?
— Elle comprend cent mille noms.
— Mon Dieu ! m’écrié-je. Ce doit être aussi épais qu’une bible ! Et qu’est-ce qu’elle recense ?
— Des étrangers, qu’il conviendra d’enfermer si des hostilités éclatent. Et cela ne comprend pas les Juifs.
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