Henry passe le pouce sur une plaque de moisissures noires qui macule le mur.
— Cet endroit a failli être détruit il y a quelques années, explique-t-il, mais le colonel Sandherr l’a empêché. Personne ne vient nous déranger, ici.
— Je veux bien le croire.
— Je vous présente Bachir, annonce Henry en désignant un vieux concierge arabe vêtu de la veste et du saroual bleus des régiments indigènes d’Algérie, qui se tient assis sur un tabouret. Il connaît tous nos secrets, pas vrai, Bachir ?
— Oui, mon commandant !
— Bachir, je te présente le colonel Picquart…
Nous pénétrons dans l’intérieur mal éclairé, et Henry ouvre à la volée une porte sur quatre ou cinq personnages miteux qui fument la pipe en jouant aux cartes. Ils se retournent pour me dévisager, et j’ai juste le temps d’embrasser du regard le canapé et les fauteuils râpés ainsi que le tapis usé avant qu’Henry ne referme vivement la porte en lançant :
— Veuillez nous excuser, messieurs.
— Qui est-ce ? demandé-je.
— Des gens qui travaillent pour nous, c’est tout.
— Ils font quel genre de travail ?
— Agents de police, informateurs. N’importe quelle activité utile. Le colonel Sandherr considère qu’il vaut mieux les empêcher de faire des bêtises en les gardant ici que de les laisser traîner dans la rue.
Nous gravissons un escalier grinçant pour gagner ce qu’Henry appelle le « saint des saints ». Toutes les portes sont fermées, et il n’y a pratiquement pas de lumière naturelle dans le couloir de ce premier étage. L’électricité a bien été installée, mais grossièrement, sans même chercher à dissimuler les saignées où passent les fils. Une grosse plaque de plâtre tombée du plafond est posée contre le mur.
On me présente séparément à tous les membres du service. Chaque homme dispose d’un bureau personnel et garde la porte fermée pendant qu’il travaille. Il y a le commandant Cordier, l’alcoolique, qui doit quitter la section sous peu et est pour le moment assis en manches de chemise, plongé dans la presse antisémite, La Libre Parole et L’Intransigeant — je ne demande pas si c’est par choix ou pour le service. Il y a le nouveau, le capitaine Junck, que je connais un peu par mes cours à l’École supérieure de guerre — c’est un jeune homme grand et musclé, doté d’une moustache impressionnante, et qui a pour l’instant revêtu un tablier et des gants fins. Il ouvre une pile de lettres interceptées en se servant d’une sorte de bouilloire chauffée sur une flamme au gaz pour fluidifier à la vapeur la colle de l’enveloppe : Henry explique qu’il s’agit de la « méthode humide ».
Dans la pièce voisine, un autre capitaine, Valdant, utilise, lui, la « méthode sèche », et gratte les cachets de cire à l’aide d’un scalpel. Je le regarde un instant pratiquer une petite ouverture de part et d’autre du rabat de l’enveloppe, y insérer une pince longue et mince qu’il fait tourner une bonne dizaine de fois sur elle-même jusqu’à avoir roulé la lettre en un mince cylindre qu’il extrait adroitement par l’ouverture sans y laisser une seule marque. À l’étage du dessus, M. Gribelin, l’archiviste semblable à un insecte qui tenait la lorgnette à la dégradation de Dreyfus, est installé au centre d’une vaste salle remplie de classeurs verrouillés, et dissimule instinctivement ce qu’il est en train de consulter à l’instant où il me voit apparaître. Le bureau du capitaine Matton est vide — Henry m’explique qu’il s’en va, ne trouvant pas le travail à son goût. On me présente enfin le capitaine Lauth, que je me rappelle aussi avoir vu à la parade d’exécution. C’est encore un beau cavalier blond venu d’Alsace, qui a dans les trente ans, parle allemand et devrait chevaucher à travers la campagne. Et pourtant, il est ici, affublé lui aussi d’un tablier, et se tient courbé sur son bureau, une lampe électrique puissante orientée vers un petit tas de fragments de papier à lettres qu’il déplace à l’aide d’une pince à épiler. J’adresse un regard inquisiteur à Henry.
— Il va falloir que nous parlions de ça, déclare-t-il.
Nous redescendons au premier.
— C’est mon bureau, dit-il en désignant une porte sans l’ouvrir, et c’est là-bas que travaille le colonel Sandherr. Travaillait, devrais-je dire, se corrige-t-il aussitôt, manifestement affecté. J’imagine que ce sera le vôtre, à présent.
— Il faudra bien que je travaille quelque part.
Nous traversons, pour y arriver, un vestibule garni de deux chaises et d’un portemanteau. Le bureau qui se trouve derrière est étonnamment sombre et exigu. Les rideaux sont tirés. J’allume la lumière. À droite, je découvre une grande table, à gauche, une grosse armoire métallique fermée par un solide cadenas. Face à moi, il y a un bureau. Juste à côté, une autre porte donne sur le couloir et, derrière, il y a une grande fenêtre. Je m’avance jusqu’à la fenêtre et écarte les rideaux poussiéreux, découvrant avec étonnement un vaste jardin bien tenu. La topographie est ma spécialité — la conscience de la disposition des choses les unes par rapport aux autres, la précision du détail concernant les rues, les distances, le terrain — je mets néanmoins quelques minutes à comprendre que je contemple l’arrière de l’hôtel de Brienne, le jardin du ministère. C’est étrange de le voir sous cet angle.
— Bon Dieu, m’exclamé-je, si j’avais un télescope, je pourrais pratiquement voir dans le cabinet du ministre !
— Désirez-vous que je vous en procure un ?
— Non.
Je me tourne vers Henry. Impossible de déterminer s’il plaisante. Je reporte mon attention sur la fenêtre et tente de l’ouvrir. Je frappe une ou deux fois sur l’espagnolette du gras de ma paume, mais elle est complètement rouillée. Je commence déjà à détester cet endroit.
— D’accord, dis-je en essuyant la rouille sur ma main. Je vais de toute évidence devoir beaucoup m’appuyer sur vous, commandant, en tout cas durant les premiers mois. Tout cela est très nouveau pour moi.
— Naturellement, mon colonel. Permettez-moi tout d’abord de vous remettre vos clefs.
Il m’en tend cinq, fixées à un anneau métallique lui-même relié à une chaînette que je peux attacher à ma ceinture.
— Celle-ci ouvre la porte d’entrée. Celle-là, la porte de votre cabinet. Celle-ci est celle de votre coffre, celle-là celle de votre bureau.
— Et celle-ci ?
— Celle-ci vous donne accès aux jardins de l’hôtel de Brienne. Quand vous avez besoin de vous entretenir avec le ministre, c’est par là qu’il faudra passer. C’est le général Mercier qui a remis cette clef au colonel Sandherr.
— Pourquoi ne pas prendre l’entrée principale ?
— C’est beaucoup plus rapide de passer par là. Et plus discret.
— Avons-nous le téléphone ?
— Oui. Il est devant le bureau du capitaine Valdant.
— Un secrétaire ?
— Le colonel Sandherr ne leur faisait pas confiance. Si vous avez besoin d’un dossier, demandez à Gribelin. S’il vous faut de l’aide pour faire de la copie, adressez-vous à l’un des capitaines. Valdant sait taper à la machine.
J’ai l’impression de m’aventurer dans une étrange secte religieuse aux rites obscurs. Le ministère de la Guerre est construit sur le site d’un ancien couvent, et on surnomme les officiers de l’état-major de la rue Saint-Dominique les « dominicains » à cause de leur penchant pour le secret. Mais je peux déjà voir qu’ils n’arrivent pas à la cheville de la section de statistique.
— Vous alliez m’expliquer sur quoi travaille le capitaine Lauth en ce moment même.
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