– Non, Kaptah, je ne songe pas à te donner un cadeau, parce que manifestement tu as calculé que tu pourras me voler en encaissant les loyers et en convenant des réparations annuelles avec les entrepreneurs.
Kaptah ne montra pas la moindre déception, mais il dit:
– Tu as raison, car ta richesse est la mienne, et c'est pourquoi ton intérêt est le mien, et je dois en tout défendre tes intérêts. Mais je dois avouer qu'après avoir entendu parler des ventes d'Amon, l'agriculture a commencé à m'intéresser vivement et je suis allé à la bourse des marchands de céréales et j'y ai rôdé de taverne en cabaret à cause de ma soif et j'ai tendu l'oreille, apprenant ainsi bien des choses utiles. Avec ton or et ta permission, ô mon maître, je me propose d'acheter du blé, de la prochaine récolte naturellement, car les prix sont encore très modérés. Il est vrai que le blé est plus périssable que la pierre et les maisons, et les rats en mangent et les esclaves en volent, mais il faut risquer quelque chose pour gagner. En tout cas l'agriculture et la récolte dépendent de la crue et des sauterelles, des mulots et des canaux d'irrigation, ainsi que de mainte autre circonstance que j'ignore. Je veux seulement dire que le paysan a une responsabilité plus grande que la mienne, et je sais qu'en achetant maintenant je recevrai cet automne le blé au prix convenu. Je compte le garder en dépôt et le surveiller soigneusement, car j'ai dans l'idée que le prix du blé va monter avec le temps. C'est ce que je déduis avec mon bon sens des ventes d'Amon, car si n'importe quel idiot se met à l'agriculture, la récolte sera forcément plus petite que naguère. C'est pourquoi j'ai aussi acheté des magasins, secs et munis de solides enceintes, pour y conserver le blé, car lorsque nous n'en aurons pas besoin, nous pourrons les louer à des marchands et en retirer un profit.
À mon avis Kaptah se donnait une peine inutile et se chargeait de trop de soucis avec ces projets, mais cela l'amusait certainement et je n'avais rien à objecter à ses placements, pourvu que je n'eusse pas à me mêler de leur gestion. C'est ce que je lui dis, et il dissimula soigneusement sa vive satisfaction et me dit d'un air dépité:
– J'ai encore un projet très avantageux que je voudrais bien réaliser pour ton compte. Une des plus importantes maisons d'esclaves de la place est à vendre, et je crois pouvoir prétendre que je connais à fond tout ce qu'on doit savoir des esclaves, si bien que ce commerce t'enrichirait rapidement. Je sais comment on cache les défauts et les vices des esclaves, et je sais manier la canne comme il faut, ce que tu ne sais pas, ô mon maître, si tu me permets de te le dire maintenant que j'ai caché ta canne. Mais je suis bien ennuyé, car je crois que cette occasion propice va nous échapper et que tu la refuseras, n'est-ce pas?
– Tu as tout à fait raison, Kaptah, lui dis-je. Nous ne serons pas des marchands d'esclaves, car c'est un métier sale et méprisable, mais je ne saurais dire pourquoi, puisque chacun achète des esclaves, emploie des esclaves et a besoin d'esclaves. Il en fut ainsi, il en sera toujours ainsi, mais je ne veux pas être un marchand d'esclaves et je ne veux pas que tu le deviennes.
Kaptah soupira de soulagement et dit:
– Ainsi, ô mon maître, je connais bien ton cœur, et nous avons évité un malheur, car en y pensant bien, il se peut que j'aurais voué trop d'attention aux jolies esclaves et gaspillé mes forces, ce dont je n'ai plus le moyen, car je commence à vieillir et mes membres sont roides et mes doigts tremblent, surtout le matin à mon réveil, avant que j'aie touché à ma cruche de bière. Eh bien, je me hâte de te dire que toutes les maisons que j'ai achetées pour toi sont respectables, et le gain sera modeste, mais sûr. Je n'ai pas acheté une seule maison de joie et pas non plus de ruelles de pauvres qui, avec leurs misérables masures, rapportent cependant davantage que les maisons solides des familles aisées. Certes, j'ai dû mener une rude bataille avec moi-même en agissant ainsi, car pourquoi ne nous enrichirions-nous pas comme tous les autres? Mais mon cœur me dit que tu ne serais pas d'accord, et c'est pourquoi j'ai renoncé à grand-peine à mes chères espérances. Mais j'ai encore une demande à t'adresser.
Kaptah perdit brusquement son assurance et m'observa de son seul œil pour constater ma bienveillance. Je lui versai du vin dans sa coupe et je l'encourageai à parler, car jamais encore je ne l'avais vu si incertain, et cela aiguisait ma curiosité. Il finit par parler:
– Ma demande est effrontée et impudente, mais puisque tu m'assures que je suis libre, j'ose te l'exposer, dans l'espoir que tu ne te fâcheras pas, et pour toute sécurité j'ai caché ta canne. Je voudrais en effet que tu m'accompagnes dans la taverne du port dont je t'ai souvent parlé et qui s'appelle la «Queue de Crocodile», afin que nous y buvions ensemble une queue et que tu voies comment est cet endroit dont je rêvais les yeux ouverts en suçant au chalumeau la bière épaisse de Syrie et de Babylone.
J'éclatai de rire et ne me fâchai pas du tout, car le vin me rendait tendre. Le crépuscule était mélancolique, et j'étais très solitaire. Bien qu'il fût inouï et au-dessous de ma dignité de sortir avec mon serviteur pour aller boire dans une gargote du port une boisson appelée queue de crocodile à cause de sa force, je me rappelai que naguère Kaptah m'avait accompagné de sa propre volonté dans une maison ténébreuse, en sachant que personne encore n'en était ressorti vivant. C'est pourquoi je lui touchai l'épaule en disant:
– Mon cœur me dit qu'en cet instant précis une queue de crocodile convient pour terminer cette journée. Partons.
Kaptah dansa de joie à la manière des esclaves, en oubliant sa raideur. Il m'apporta ma canne et me passa mon manteau. Puis nous partîmes pour le port et entrâmes dans la «Queue de Crocodile», et le vent y répandait l'odeur du bois de cèdre et de la glèbe fertile.
La taverne de la «Queue de Crocodile » était au centre du quartier du port dans une ruelle tranquille, écrasée entre deux grands magasins. Elle était en brique, et les murs en étaient très épais, de sorte qu'en été elle était fraîche et qu'en hiver elle gardait la chaleur. Au-dessus de la porte se balançait, outre une cruche à vin et une à bière, un gros crocodile sec dont les yeux de verre luisaient et la gueule montrait de nombreuses rangées de dents. Kaptah me fit entrer, appela le patron et nous réserva des sièges rembourrés. Il était connu dans la maison et s'y comportait comme chez lui, si bien que les autres clients se calmèrent et reprirent leurs conversations, après m'avoir jeté des regards soupçonneux. Je remarquai à ma grande surprise que le plancher était en bois et que les murs étaient revêtus de planches et ornés de nombreux souvenirs de voyages lointains, lances de nègres et aigrettes de plumes, coquillages des îles de la mer et vases crétois peints. Kaptah suivait mon regard avec ravissement, et il dit:
– Tu t'étonnes certainement que les murs soient revêtus de bois, comme dans les maisons des riches. Sache donc que chaque planche provient de vieux navires démolis, et bien que je n'évoque pas volontiers mes voyages en mer, je dois mentionner que cette planche jaune et rongée par l'eau a jadis navigué à Pount et que cette planche brune s'est frottée aux quais des îles de la mer. Mais si tu le permets, nous allons prendre une queue que le patron a préparée de ses propres mains.
Je reçus une belle coupe en forme de coquillage et qu'on tenait sur sa paume, mais mon attention fut accaparée par la femme qui me la remit. Elle n'était plus très jeune, comme les servantes habituelles des cabarets, et elle ne se promenait pas à moitié nue pour séduire les clients, mais elle était décemment vêtue et elle avait un anneau d'argent à l'oreille et des bracelets d'argent à ses fins poignets. Elle répondit à mon regard et le soutint sans effronterie et sans détourner les yeux à la manière des femmes. Ses sourcils étaient minces et ses yeux exprimaient une mélancolie souriante. Ils étaient d'un brun chaud, vivant, et leur regard réchauffait le cœur. Je pris la coupe de ses mains et Kaptah en reçut aussi une, et sans y réfléchir je demandai à la servante:
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