Une poissarde s'approcha des prêtres et les regarda de ses yeux pleins de dévotion en disant:
– Est-ce que personne ne sacrifie à Aton des béliers ou des bœufs, afin que vous ayez un peu de viande à manger, puisque Vous êtes si maigres, pauvres enfants? Si votre dieu est puissant et fort, à ce qu'on dit, et même plus puissant qu'Amon, bien que je ne le croie pas, ses prêtres devraient engraisser et resplendir d'embonpoint. Je ne suis qu'une femme simple, mais je vous souhaite de tout mon cœur beaucoup de viande et de graisse.
Les prêtres rirent et plaisantèrent entre eux, comme des enfants joyeux, mais le plus âgé reprit vite son sérieux et dit à la femme:
– Aton ne veut pas d'offrandes sanglantes, et tu ne dois pas parler d'Amon dans son temple, car Amon est un faux dieu et bientôt son trône s'écroulera et son temple sera détruit.
La femme se retira vite et cracha par terre et fit les signes sacrés d'Amon, en disant:
– C'est toi qui l'as dit, et pas moi, et la malédiction retombera sur toi.
Elle sortit rapidement, suivie d'autres personnes qui jetèrent des regards inquiets aux prêtres. Mais ceux-ci riaient bruyamment en leur criant:
– Partez, gens de peu de foi, mais Amon est un faux dieu! Amon est un faux dieu, et sa puissance tombera comme l'herbe sous la faucille.
Alors un des hommes ramassa une pierre et la lança contre les prêtres et l'un d'eux fut blessé au visage et se mit à gémir, et ses collègues appelèrent les gardes, mais l'homme s'était déjà éclipsé dans la foule devant le pylône d'Amon.
Cet incident me donna à réfléchir, et je m'approchai des prêtres et je leur dis:
– Je suis Egyptien, mais j'ai vécu longtemps en Syrie et je ne connais pas ce nouveau dieu que vous appelez Aton. Auriez-vous l'obligeance de dissiper mon ignorance et de m'expliquer qui il est, ce qu'il demande et comment on l'adore?
Ils hésitèrent et cherchèrent en vain de l'ironie sur mon visage, et enfin l'un d'eux parla:
– Aton est le seul vrai dieu. Il a créé la terre et le fleuve, les hommes et les animaux et tout ce qui existe et bouge sur la terre. Il a toujours existé et les hommes l'ont adoré comme Râ dans ses anciennes manifestations, mais de notre temps il est apparu comme Aton à son fils le pharaon qui vit seulement de la vérité. Dès lors il est le seul dieu, et tous les autres dieux sont faux. Il ne repousse aucun de ceux qui s'adressent à lui, et les riches et les pauvres sont égaux devant lui, et chaque matin nous le saluons comme le disque du soleil qui de ses rayons bénit la terre, aussi bien les bons que les méchants, tendant à chacun la croix de vie. Si tu la prends, tu es son serviteur, car son être est amour, et il est éternel et impérissable et partout présent, si bien que rien ne se passe sans sa volonté. Je leur dis:
– Tout ceci est bel et bon, mais est-ce aussi par sa volonté qu'une pierre vient d'ensanglanter le visage de ce jeune homme?
Les prêtres perdirent contenance et se regardèrent et dirent:
– Tu te moques de nous.
Mais celui qui avait été blessé s'écria:
– Il a permis que cela arrive, parce que je ne suis pas digne de lui, pour que je m'instruise. C'est qu'en effet je me suis glorifié dans mon cœur de la faveur du pharaon, car je suis de naissance modeste et mon père paissait les troupeaux et ma mère portait l'eau du fleuve, lorsque le pharaon m'accorda sa faveur, parce que j'avais une belle voix pour célébrer son dieu.
Je lui dis avec un feint respect:
– Vraiment, ce dieu doit être fort puissant puisqu'il arrive à hausser un homme de la fange à la maison dorée du pharaon.
Ils répondirent d'une seule voix:
– Tu as raison, car le pharaon ne s'occupe ni de l'aspect ni de la richesse ni de la naissance d'un homme, mais seulement de son cœur, et grâce à la force d'Aton il plonge son regard jusqu'au cœur des hommes et il lit leurs pensées les plus secrètes.
Je protestai:
– Alors il n'est pas un homme, car il n'est pas au pouvoir d'un homme de voir dans le cœur d'autrui, mais seul Osiris peut peser le cœur des hommes.
Ils discutèrent entre eux et me dirent:
– Osiris n'est qu'un mythe populaire dont l'homme n'a plus besoin en croyant à Aton. Alors même que le pharaon aspire ardemment à n'être qu'un homme, nous ne doutons pas que son essence ne soit divine, et c'est ce que prouvent ses visions pendant lesquelles il vit en quelques instants plusieurs existences. Mais seuls le savent ceux qu'il aime. C'est pourquoi l'artiste qui a sculpté les statues du temple l'a représenté à la fois comme un homme et comme une femme, parce qu'Aton est la force vivante qui anime la semence de l'homme et procrée l'enfant dans le sein maternel.
Alors je levai ironiquement le bras et me pris la tête à deux mains en disant:
– Je ne suis qu'un homme simple, comme la femme simple de tout à l'heure, et je n'arrive pas à saisir votre doctrine. Il me semble du reste que votre sagesse est bien confuse pour vous aussi, puisque vous devez discuter entre vous avant de me répondre.
Ils protestèrent vivement et dirent:
– Aton est parfait, comme le disque du soleil est parfait, et tout ce qui est et vit et respire en lui est parfait, mais la pensée humaine est imparfaite et elle est semblable à une brume et c'est pourquoi nous ne pouvons tout t'expliquer, parce que nous ne savons pas encore tout, mais nous apprenons chaque jour par sa volonté, et sa volonté est connue du seul pharaon qui est son fils et qui vit dans la vérité.
Ces paroles me frappèrent, car elles me prouvaient qu'ils étaient sincères, bien qu'ils fussent vêtus de lin fin, et en chantant ils jouissaient des regards admiratifs des femmes et riaient des gens simples. Leurs paroles éveillèrent en moi un écho, et pour la première fois je me dis que la pensée humaine était peut-être imparfaite et qu'en dehors de cette pensée pouvait exister quelque chose d'autre que l'œil n'apercevait pas et que l'oreille n'entendait pas et que la main ne pouvait toucher. Peut-être que le pharaon et ses prêtres avaient découvert cette vérité et qu'ils appelaient Aton cet inconnu au delà de la pensée humaine.
Je rentrai chez moi à la tombée de la nuit, et au-dessus de ma porte se trouvait une simple plaque de médecin, et quelques malades crasseux attendaient dans la cour. Kaptah était assis dans la véranda, l'air mécontent, et il s'éventait avec une branche de palmier et chassait les mouches amenées par les malades, mais pour se consoler il disposait d'une cruche de bière à peine entamée.
Je fis d'abord entrer une mère qui tenait un enfant décharné, car pour la guérir il suffisait d'un morceau de cuivre, afin qu'elle pût s'acheter assez de nourriture pour pouvoir allaiter son enfant. Puis je pansai un esclave qui avait eu le doigt écrasé par une meule à blé, et je lui donnai un remède à prendre dans du vin pour diminuer la douleur. Je soignai aussi un vieux scribe qui avait au cou une tumeur grosse comme une tête d'enfant, si bien qu'il avait peine à respirer. Je lui donnai un remède à base d'algues marines que j'avais appris à connaître en Syrie, bien qu'à mon avis il ne pût plus guère agir sur un goitre si gros. Il tira d'un chiffon propre deux morceaux de cuivre et me les tendit avec un regard implorant, car il avait honte de sa pauvreté, mais je ne les acceptai pas et je lui dis que je le ferais appeler quand j'aurais besoin de ses talents, et il partit tout content d'avoir économisé son cuivre.
Je reçus aussi une fille de la maison de joie voisine, dont les yeux étaient couverts de croûtes au point qu'elle en était gênée dans sa profession. Je la soignai et lui donnai une pommade à étendre sur ses yeux, et elle se dévoila timidement pour me payer de la seule manière qui lui était possible. Pour ne pas l'offenser, je lui dis que je devais m'abstenir des femmes à cause d'une opération importante, et elle me crut, parce qu'elle ne comprenait rien au métier de médecin, et elle me respecta beaucoup à cause de ma retenue. Pour que sa complaisance ne fût pas entièrement perdue pour elle, je lui ôtai deux verrues qui enlaidissaient son flanc et son ventre, après les avoir ointes avec une pommade anesthésiante, si bien que l'opération se fit presque sans douleur, et elle s'éloigna tout heureuse.
Читать дальше