– Mais tout cela est faux, comme tu le dis, fis-je observer. Il étendit les mains, la paume en haut, et dit:
– Qu'est-ce que la vérité, Sinouhé? Après s'être bien imprégnés de la vérité que je leur sers, ils seront prêts à jurer par tous les dieux que c'est bien vrai, et si quelqu'un veut leur prouver le contraire, ils l'assommeront comme un blasphémateur. Ils doivent penser qu'ils sont les plus forts, les plus braves et les plus justes au monde, et qu'ils aiment la liberté plus que la mort et la faim et les épreuves, pour qu'ils soient prêts à payer leur liberté de n'importe quel prix. Voilà ce que je leur enseigne, et bien des gens croient déjà à ma vérité, et chaque croyant convertit d'autres personnes, et bientôt le feu couvera dans toute la Syrie. C'est aussi une vérité que jadis l'Egypte a apporté le feu et le sang en Syrie, et c'est par le sang et le feu qu'elle en sera chassée.
– Quelle est la liberté dont tu leur parles? lui demandai-je, car ses paroles m'emplissaient de crainte pour l'Egypte et pour toutes les colonies.
Il me montra de nouveau les paumes de ses mains en disant avec bienveillance:
– La liberté est un mot compliqué, et chacun lui donne le sens qu'il veut, mais cela importe peu, tant que la liberté n'est pas acquise. Pour parvenir à la liberté, il faut être nombreux, mais une fois qu'elle est atteinte, il vaut mieux ne pas la partager avec trop de gens et la garder pour soi. C'est pourquoi je crois que le pays d'Amourrou aura un jour l'honneur d'être appelé le berceau de l'indépendance syrienne. Je puis aussi te dire qu'un peuple qui croit tout ce qu'on lui raconte est comme un troupeau de bœufs poussé à coups de piques ou comme un troupeau de moutons qui suit le bélier sans se demander où il le conduit. Peut-être que je suis aussi bien la pique que le bélier.
– Je crois vraiment que tu es un vrai bélier, lui dis-je, puisque tu parles ainsi, car ces paroles sont dangereuses et en les apprenant le pharaon pourrait envoyer ses chars de guerre et ses lanciers contre toi pour détruire tes murailles et pour te pendre avec ton fils à la proue de son navire rentrant à Thèbes.
Mais Aziru se borna à sourire et il dit:
– Je crois n'avoir rien à redouter du pharaon, car j'ai accepté de sa main la croix de vie et élevé un temple à son dieu. C'est pourquoi il a toute confiance en moi, plus qu'en aucun de ses envoyés et commandants de garnisons qui croient encore à Amon. Je vais te montrer quelque chose qui t'amusera beaucoup.
Il m'entraîna près du mur et me montra un corps pendu la tête en bas, et des mouches y grouillaient.
– Si tu regardes bien, dit-il, tu verras que cet homme est circoncis, et c'est vrai que c'est un Egyptien. Il était même percepteur du pharaon, et il eut le front de venir dans mon palais demander pourquoi mon tribut était en retard de quelques années. Mes soldats se sont bien amusés avec lui avant de le pendre au mur pour son effronterie. Par cet acte, j'ai obtenu que désormais les Egyptiens évitent de traverser mon pays, et les marchands préfèrent payer les droits à moi plutôt qu'à eux… Tu comprendras ce que cela veut dire, quand je te dirai que Megiddo est en mon pouvoir et obéit à moi et non plus à sa garnison égyptienne qui se cache dans le fort sans oser se montrer dans les rues de la ville.
– Le sang de ce malheureux te retombera sur la tête, lui dis-je tout effrayé. Ton châtiment sera terrible, car en Egypte on peut plaisanter de tout, mais pas des percepteurs du pharaon.
– J'ai simplement exposé la vérité sur cette muraille, dit Aziru d'un air satisfait. Naturellement, l'affaire a été l'objet de longues enquêtes et j'ai volontiers consenti à rédiger des lettres et des tablettes, et j'en ai reçu aussi un grand nombre que je conserve soigneusement numérotées dans mes archives pour pouvoir m'y référer en écrivant de nouvelles épîtres, jusqu'à ce qu'on puisse en édifier tout un rempart pour me protéger. Par le Baal d'Amourrou, j'ai déjà réussi à embrouiller l'affaire à un tel point que le gouverneur de Megiddo maudit le jour de sa naissance, depuis que je le harcèle de tablettes pour qu'il me lave de l'offense que m'a infligée ce percepteur. A l'aide de nombreux témoins, j'ai en outre prouvé que cet homme était un meurtrier, un voleur et un prévaricateur. J'ai prouvé qu'il violait les femmes dans tous les villages et qu'il avait blasphémé les dieux de Syrie et même qu'il avait compissé l'autel d'Aton dans ma propre ville, ce qui suffira à emporter la décision du pharaon. Vois-tu, Sinouhé, la justice et la loi écrites sur les tablettes d'argile sont lentes et compliquées, et les affaires s'embrouillent au fur et à mesure que les tablettes d'argile s'amoncellent devant les juges, et pour finir le diable lui-même n'arriverait pas à découvrir la vérité. En cette matière, je suis plus fort que les Egyptiens, et bientôt je serai plus fort qu'eux dans d'autres domaines aussi.
Mais plus il me parlait, et plus je pensais à Horemheb, car ces deux hommes se ressemblaient et étaient nés soldats, Aziru étant plus âgé et corrompu par la politique syrienne. Je ne le croyais pas capable de gouverner de grands peuples, et je me disais que ses projets dataient du temps de son père, quand la Syrie était un nid grouillant de serpents, tandis que les innombrables roitelets se disputaient le pouvoir et s'assassinaient, avant que l'Egypte eût pacifié le pays et donné aux fils des rois une bonne éducation dans la maison dorée du pharaon, pour les civiliser. J'essayai aussi de lui exposer qu'il n'avait pas une idée exacte de la puissance de l'Egypte et de ses richesses, et je le mis en garde contre un excès de confiance, car un sac peut se gonfler d'air, mais si on y perce un trou, il s'affaisse et perd sa grosseur. Mais Aziru rit de ses dents dorées, et il me fit apporter du mouton rôti dans de lourds plats d'argent, pour étaler sa richesse.
Sa chambre de travail était vraiment pleine de tablettes d'argile, et des messagers lui apportaient des lettres de toutes les villes de Syrie. Il recevait aussi des messages du roi des Hittites et de Babylone, mais il ne me permit pas de les lire, ce qui ne l'empêcha pas de s'en vanter. Il me questionna sur le pays des Hittites et sur Khattoushash, mais je constatai qu'il en savait autant que moi. Des envoyés hittites venaient le voir et s'entretenaient avec ses chefs et ses soldats, et en voyant tout cela, je lui dis:
– Le lion et le chacal peuvent fort bien s'entendre pour chasser en commun, mais as-tu jamais vu un chacal recevoir les meilleurs morceaux du butin?
Il rit de ses dents dorées et dit:
– J'ai un vif désir de m'instruire, comme toi, bien que je n'aie pas pu voyager comme toi qui n'as pas de soucis administratifs, mais qui es libre comme l'oiseau. Il n'y a rien de mal à ce que les officiers hittites enseignent l'art militaire à mes chefs, car ils ont des armes nouvelles et une grande expérience. Ce ne peut qu'être utile pour le pharaon, car s'il éclate une guerre, la Syrie sera de nouveau le bouclier de l'Egypte dans le nord, et ce bouclier a souvent été ensanglanté, ce dont on se souviendra en réglant les comptes entre l'Egypte et la Syrie.
Tandis qu'il parlait de guerre, je songeai de nouveau à Horemheb et je lui dis:
– Voici trop longtemps que j'abuse de ton hospitalité, et je désire rentrer à Simyra, si tu mets une litière à ma disposition, car je ne monterai plus jamais dans tes terribles chars de guerre. Mais Simyra ne me plaît plus et j'ai peut-être déjà trop sucé de sang dans la pauvre Syrie, si bien que je me propose de retourner en Egypte à la première occasion. C'est pourquoi nous ne nous reverrons peut-être pas de longtemps, car le souvenir de l'eau du Nil dans ma bouche est délicieux, et je me contenterai d'en boire durant le reste de mes jours, après avoir vu assez de mal dans le monde et en avoir reçu une leçon de toi aussi.
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