Il hurle. Qui leur en a donné le droit ?
Heureusement, il y a les nuits, les promenades au bord de la mer, la gaieté de Marie-Louise lorsque déferlent les longues vagues de la marée. Il y a la joie, qui durant quelques jours envahit Napoléon quand Marie-Louise imagine qu'elle est enceinte.
Mais au retour à Paris, le vendredi 1 er juin, il la voit s'approcher, pâle, boudeuse, secouant la tête. Elle n'aura pas d'enfant cette fois-ci !
Il s'isole. Il est déçu. C'est comme s'il se réveillait et découvrait qu'il ne s'était agi que d'un rêve.
Sur sa table, il reconnaît une lettre de Joséphine, plaintive, humble, celle d'une vieille femme malade. Il doit répondre.
« Mon amie, je reçois ta lettre, Eugène te donnera des nouvelles de mon voyage et de l'Impératrice. J'approuve fort que tu ailles aux eaux. J'espère qu'elles te feront du bien.
« Je désire te voir. Si tu es à la Malmaison, à la fin du mois, je viendrai te voir. Je compte être à Saint-Cloud.
« Ma santé est fort bonne, il me manque de te savoir contente et bien portante.
« Ne doute jamais de toute la vérité de mes sentiments pour toi ; ils dureront autant que moi ; tu serais fort injuste si tu en doutais.
« Napoléon »
Il se fait communiquer les autres dépêches, convoque Cambacérès. Il lit, écoute. Il est furieux. Voilà deux mois seulement qu'il a un peu lâché les rênes, deux mois pour lui, était-ce trop ? Il lui semble que tous les ressorts de l'Empire se sont détendus.
Caulaincourt, à Saint-Pétersbourg, pleurniche comme s'il avait cessé d'être l'ambassadeur de l'Empire français pour devenir un sujet amoureux d'Alexandre ! Joseph, à qui j'ai donné le trône d'Espagne, écrit à sa femme - et la police intercepte ses lettres : « L'essai de deux royaumes me suffit. Je veux vivre tranquille, acquérir une terre en France... Je désire donc que tu prépares les moyens pour que nous puissions vivre indépendants dans la retraite, et pouvoir être justes envers ceux qui m'ont bien servi. »
Est-ce la parole d'un roi ? Est-ce là le caractère du frère aîné de l'Empereur ?
Et Louis qui s'acoquine avec Fouché pour négocier sans mon consentement !
Il veut, demain, une réunion du Conseil des ministres au château de Saint-Cloud.
Il les voit, ce samedi 2 avril, prendre place comme des élèves fautifs, à l'exception de Fouché, plus pâle seulement qu'à l'habitude. Celui-là a du caractère, mais qui peut avoir confiance en lui ?
- Alors, monsieur le duc d'Otrante, lance Napoléon. Vous faites maintenant la paix et la guerre ?
Napoléon se lève, marche devant les ministres sans regarder Fouché, qui, d'une voix posée, justifie son attitude, chargeant Ouvrard de toutes les initiatives des négociations avec Londres.
- C'est la plus inouïe des forfaitures que de se permettre de négocier avec un pays ennemi à l'insu de son propre souverain, à des conditions que ce souverain ignore et que probablement il n'admettrait pas, reprend Napoléon. C'est une forfaiture que sous le plus faible des gouvernements on ne devrait pas tolérer.
Fouché commence à répondre.
- Vous devriez porter votre tête sur l'échafaud ! crie Napoléon.
Je ne veux plus de cet homme près de moi. On dira que je l'écarte parce qu'il a voté la mort de Louis XVI et que je suis devenu le neveu du roi. En fait, je ne veux pas d'un ministre de la Police générale qui a sa propre politique. Je veux un exécutant, dévoué corps et âme, quelqu'un qui effraie sans même avoir besoin d'agir .
Il pense au général Savary, duc de Rovigo, un homme qui fut l'aide de camp de Desaix, le colonel commandant la gendarmerie d'élite, sa Garde personnelle. L'homme qui arrêta le duc d'Enghien et veilla à ce qu'il fût exécuté.
- Le duc de Rovigo est fin, dit Napoléon à Cambacérès, résolu et pas méchant. On en aura peur, et par cela même il lui sera plus facile d'être doux qu'à un autre.
Il convoque Savary à Saint-Cloud, dévisage cet homme au visage rude, qui s'est bien battu à Marengo, à Austerlitz, à Eylau.
Il le prend par le bras, l'entraîne dans le parc.
- Pour bien faire la police, commence-t-il, il faut être sans passion. Méfiez-vous des haines, écoutez tout et ne vous prononcez jamais sans avoir donné à la raison le temps de revenir. Ne vous laissez pas mener par vos bureaux ; écoutez-les, mais qu'ils vous écoutent et qu'ils suivent vos directives.
Il s'arrête, fait quelques pas seul.
- Traitez bien les hommes de lettres, on les a indisposés contre moi en leur disant que je ne les aimais pas ; on a eu une mauvaise intention en faisant cela ; sans mes préoccupations, je les verrais plus souvent. Ce sont des hommes utiles qu'il faut toujours distinguer, parce qu'ils font honneur à la France...
Est-ce que Savary comprendra ? Fouché l'a déjà berné en brûlant tous les papiers de son ministère, en cachant la correspondance que j'ai eue avec lui. Il faut que Fouché s'éloigne au plus tôt à Paris, qu'il voyage ou qu'il se retire dans sa sénatorerie d'Aix .
- J'ai changé M. Fouché, parce que, au fond, je ne pouvais pas compter sur lui, reprend Napoléon. Il se défendait contre moi lorsque je ne lui commandais rien, et se faisait une considération à mes dépens.
Et puis Fouché incarnait une faction, le parti de la mort du roi.
- Je n'épouse aucun parti que celui de la masse, martèle Napoléon. Ne cherchez donc qu'à réunir. Ma politique est de compléter la fusion. Il faut que je gouverne avec tout le monde sans regarder à ce que chacun fait. On s'est rallié à moi pour jouir en sécurité. On me quitterait demain si tout rentrait en problème.
Il aperçoit Marie-Louise qui, sur le perron, entourée de ses dames, semble l'attendre. Il abandonne Savary, va vers elle d'un pas rapide.
Elle veut jouer au billard.
35.
Il brandit la lettre. Il a envie de pousser un cri. Il s'approche de Méneval, lui donne plusieurs tapes sur l'épaule, puis lui tire l'oreille. Il veut voir immédiatement le grand maréchal du palais, Duroc. Lorsqu'il est seul, il s'approche de la fenêtre, l'ouvre, et cette douceur de la matinée de juin, ces senteurs de la forêt de Saint-Cloud l'émeuvent tout à coup. Il entend Méneval qui rentre accompagné de Duroc, mais il ne peut bouger. Il reste appuyé à la croisée. Il a serré la lettre dans son poing.
Il ne l'a lue qu'une fois, mais il en connaît chaque mot. Ils ont cette douceur qu'avait la voix de Marie Walewska. Elle murmure que son fils est né le 4 mai, dans le château de Walewice. Il porte le nom d'Alexandre Florian Joseph Colonna. Il a la forme du visage de son père, son front, sa bouche, et les cheveux d'un noir de jais. Elle ne demande rien. Elle est heureuse. Elle attend. Elle espère pour son fils Alexandre.
Il voudrait les serrer contre lui, proclamer sa joie, les présenter à tous, même à Marie-Louise. Où serait le mal ? Il y a plusieurs vies dans sa vie, et il peut toutes les vivre, en protégeant ceux qui l'ont aimé, qu'il a aimés. Il se tourne vers Duroc. Il rit. C'est Duroc qui lui a présenté Marie Walewska, c'est lui qui sera le dépositaire du secret.
Il s'approche du grand maréchal du palais.
- Un fils, dit-il d'une voix forte.
Il veut que Duroc prépare l'installation de Marie Walewska et d'Alexandre à Paris. Il dotera son fils mieux qu'il n'a doté le comte Léon, le premier de ses fils. Mais pouvait-il être tout à fait sûr de Louise Éléonore Denuelle de La Plaigne ? Et il en est allé de même avec sa fille Émilie, dont la mère est Mme Pellapra.
- Deux fils, murmure-t-il, et il rit encore.
Dès que Marie sera installée à Paris, dans l'hôtel de la rue de la Victoire, elle sera présentée à la cour comme issue de l'une de ces familles polonaises qui sont toujours les alliées de la France. Le docteur Corvisart veillera sur elle et l'enfant.
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