Il marche dans le cabinet de travail. Que de vies dans sa vie ! Il se sent mutilé d'avoir ainsi à en dissimuler certaines. Pourquoi ? Il est comme un grand fleuve qui coule dans des paysages différents, qui côtoie des berges douces ou abruptes. Mais il est toujours le fleuve, de la source jusqu'à l'embouchure.
Il sort d'un pas rapide. Si Marie Walewska était à Paris, il lui rendrait visite régulièrement comme à une amie, comme à la mère de son fils. Et en quoi cela changerait-il la vie de Marie-Louise ?
Il veut l'unité de toutes ses vies. Il ne peut vivre comme si son destin était éclaté en morceaux séparés. Il est un.
Il chevauche en compagnie d'un seul aide de camp jusqu'à la Malmaison. Il retrouve avec émotion jusqu'aux parfums de fleurs. Tout est d'un calme mort qui l'inquiète. Il interpelle un valet de pied qui s'affole en le reconnaissant. Il lui prend le bras, le secoue.
- Où est Joséphine ? Elle n'est pas levée ?
Il est impatient de la voir, inquiet.
- Sire, la voilà qui se promène dans le jardin.
Il aperçoit la silhouette blanche dans sa robe légère, les cheveux relevés sur la nuque. Il a envie de la prendre dans ses bras.
Il court vers elle, l'embrasse.
Il a plusieurs vies.
Il les conserve toutes, toujours aux aguets.
Il ordonne, préside aux Conseils des ministres chaque jour.
Où le mènerait-on s'il se laissait conduire ?
Savary, le ministre de la Police, n'a pas l'habileté et la souplesse de Fouché. Il voit partout des complots jacobins. Il les démantèle, mais, même si je suis l'époux d'une Habsbourg, ce n'est pas les ci-devant que je cherche à favoriser. Je suis le fondateur d'une noblesse et d'une dynastie, et non pas le rameau greffé au vieux tronc de l'Ancien Régime. Je prends la sève des arbres séculaires pour faire croître ma branche .
Il convoque Cambacérès.
- Je ne veux, dit-il, d'autres ducs que ceux que j'ai créés ou que je pourrai créer encore, et dont la dotation aura été accordée par moi. Si je fais quelques exceptions à l'égard de l'ancienne noblesse, ces exceptions sont très restreintes et ne s'appliqueront qu'à des noms historiques qu'il est utile de conserver.
Cambacérès m'écoute, mais a-t-il compris ?
- Donner des appuis à la dynastie présente, faire oublier l'ancienne noblesse, voilà le but que je veux atteindre.
Il descend dans le jardin de Trianon. Par ces temps des grosses chaleurs d'été, cette résidence est la plus agréable.
Il se mêle aux jeux de société qu'aime tant Marie-Louise. Elle s'essouffle rapidement, se laisse tomber dans l'un des fauteuils placés à l'ombre des arbres. C'est une jeune femme au corps vigoureux et pourtant elle manque d'énergie. Lors de la réception à l'Hôtel de Ville, fastueuse, avec feux d'artifice, bals, elle a vite paru lasse. Chez Pauline Borghèse, à Neuilly, elle a semblé s'ennuyer alors que la fête était éclatante, que Pauline, dans son parc, avait reconstitué en trompe-l'œil la perspective de Schönbrunn pour lui plaire. Elle a eu la même attitude à l'Opéra ou lors des parades de la Garde.
Peut-être est-elle marquée par cette fête tragique du 1 er juillet, à l'ambassade d'Autriche, chez le prince Schwarzenberg ? Le feu a pris et la grande salle de bal construite en charpente et en toiles vernies, décorée de tulle, de taffetas, de guirlandes de fleurs en papier, s'est embrasée d'un seul coup, les milliers de bougies alimentant l'incendie, et les invités se sont piétinés pour fuir par la seule issue que le feu ne barrait pas.
Napoléon n'a eu que le temps de sortir avec Marie-Louise, de la reconduire jusqu'aux Champs-Élysées, puis il est revenu à l'ambassade. C'était comme un champ de bataille, la même odeur de chair brûlée qu'à Wagram, les corps entassés les uns sur les autres, et parmi eux la belle-sœur du prince Schwarzenberg.
Napoléon a vu les corps nus, déjà détroussés par les pillards qui ont arraché les bagues, les colliers, les boucles, mutilant quand il le fallait.
Horrible fête.
Chaque fois qu'il y pense, il se souvient de ces malédictions, de ces présages tant de fois évoqués dans sa petite enfance.
Il écarte cette pensée. Il rejoint, au milieu des rondes où l'on se moque du prince Borghèse, où l'on court dans les bosquets de Trianon, Marie-Louise, rouge, en sueur.
On est au début août. Ce soir, comme presque chaque soir, il y aura spectacle. Ce jeudi 9, on donnera Les Femmes savantes . Il se penche vers Marie-Louise. Elle préfère les jeux de cirque. Il tend le bras, montre l'amphithéâtre qu'on est en train de construire dans les jardins du Petit Trianon. Ce sont les frères Franconi, des maîtres italiens, qui donneront demain une représentation.
Elle est radieuse. Elle l'embrasse. Elle chuchote. Elle répète plusieurs fois :
- Peut-être.
Il lui prend la main, la serre. Il en est sûr, et ce sera un fils.
Il a plusieurs vies.
Il se lève. Il marche dans les allées. Il a plusieurs vies. Celle-ci commence avec cette jeune femme pleine de lui.
Il retourne vers elle. Il ne faut plus monter à cheval. Il ne faut plus danser, il ne faut plus de grandes fêtes éreintantes, plus de voyages épuisants, mais une vie de cour, calme, paisible, ici à Trianon, à Rambouillet, à Fontainebleau ou à Saint-Cloud. Il la caresse comme une enfant. Des spectacles, des concerts, les jeux qu'elle aime, voilà ce qu'il veut pour elle.
Elle lui saisit les mains. Elle désire qu'il reste près d'elle, toujours.
Il la rassure. Il ne la quittera pas.
Il a besoin pourtant de sentir le vent des courses à cheval, l'odeur des herbes mouillées.
Il chasse le cerf dans les bois de Meudon, dans les forêts de Rambouillet ou de Fontainebleau. Plusieurs fois par semaine, il chasse à courre, à la tête d'une cavalcade qui charge comme un escadron de dragons dans les sous-bois. Il s'élance à midi, il rentre vers 6 heures, ayant changé six fois de cheval.
Il prend un bain puis descend retrouver Marie-Louise, grosse. Il la touche. C'est une autre vie pour lui que cette femme qui porte un enfant, qui s'arrondit. Il est allègre.
« Je ne sais si l'Impératrice vous a fait connaître, écrit-il à François I er, empereur d'Autriche, que l'espérance que nous avions de sa grossesse acquiert tous les jours de nouvelles probabilités, et que nous avons toutes les sûretés qu'on peut avoir à deux mois et demi. Votre Majesté comprend facilement tout ce que cela ajoute aux sentiments que m'inspire sa fille et combien ces nouveaux liens rendent plus vif le désir que j'ai de lui être agréable. »
Il la comble de cadeaux, d'attentions et de prévenances. Elle porte l'avenir. Il veut être sûr de la rendre heureuse. Il demande à voir Metternich, qui séjourne à Paris. Il apprécie cet homme intelligent qui fait la politique de Vienne et dont il sait qu'il a été l'ardent partisan du mariage de Marie-Louise. Il souhaite que Metternich voie l'Impératrice en tête à tête. Il rit. C'est une exception exorbitante, n'est-ce pas, car elle ne peut rencontrer aucun homme hors de la présence d'un tiers.
Il attend, et, quand Metternich sort de son entretien, il va vers lui.
- Eh bien, avez-vous bien causé ? L'Impératrice a-t-elle dit du mal de moi ? demande-t-il. A-t-elle ri ou pleuré ?
Il fait un geste d'indifférence.
- Je ne vous en demande pas compte, ce sont vos secrets à vous deux, qui ne regardent pas un tiers, ce tiers fût-il même un mari.
Puis il entraîne Metternich dans son cabinet de travail.
- Je ne me brouillerai jamais avec ma femme, dit-il, lors même qu'elle serait infiniment moins distinguée qu'elle ne l'est sous tous les rapports. Ainsi une alliance de famille est beaucoup.
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