Il passe, sombre, dans la galerie, et il sent autour de lui la surprise que suscite sa physionomie.
On ouvre les portes qui donnent sur le jardin. L'air vif enfin ! La Garde défile. Les grenadiers agitent leurs bonnets placés au bout de leurs sabres. Ils crient : « Vive l'Impératrice ! Vive l'Empereur ! »
Il serre les poings.
- J'enverrai cent mille hommes à Rome si cela est nécessaire, murmure-t-il.
Il entraîne Marie-Louise, débarrassée de son manteau et de sa couronne, vers la salle de spectacle où doit se tenir le banquet.
Plus que quelques heures et je serai seul avec elle .
Mais il faut encore s'asseoir sur l'estrade, à la table placée sous le dais, puis se présenter au balcon, assister au feu d'artifice, répondre aux acclamations de la foule. Il faut se contenter de la regarder cependant que les grands aumôniers de France et d'Italie bénissent le lit.
Napoléon ne peut s'empêcher, d'un geste vif, de les renvoyer.
Les portes sont refermées, enfin !
Elle est exténuée. Et il se sent vigoureux, jeune, conquérant.
Il est son Empereur, son maître.
Il oublie tout ce qui n'est pas cette chambre, cette jeune femme.
Il veut jouir d'être avec elle tout au long de la journée. Il n'a jamais vécu cela. C'est comme si le temps avait changé de rythme. Il décide de quitter les Tuileries pour Compiègne. Il y sera mieux pour jouir d'elle. Il écarte les aides de camp qui apportent des dépêches. Il fait attendre plusieurs jours Murat, qui sollicite en vain une audience. Il parcourt les nouvelles en provenance d'Espagne. Joseph se désespère. Le général Suchet n'a pu conquérir Valence. Berthier interroge : quand donc l'Empereur prendra-t-il la tête de ses armées pour en finir avec le « chancre de cette guerre d'Espagne » ?
Il ne veut pas quitter Marie-Louise. Il convoque Masséna, le nomme à la tête de l'armée. N'est-il pas « l'Enfant chéri de la Victoire » ? Masséna doit être capable de bousculer les trente mille Anglais de Wellington et les cinquante mille Portugais que le général anglais a formés.
Il voit s'éloigner Masséna. Il regarde dans le parc du château Marie-Louise qui essaie, entourée de ses dames d'honneur, de monter à cheval. Il rit de ses maladresses. Il se précipite. Il se sent léger, insouciant. A-t-il jamais connu cette impression de n'avoir aucun devoir sinon celui de s'amuser, de donner et de prendre du plaisir ? Est-ce cela, la vie ?
Il faut qu'il dévore cette vie-là aussi, comme il a englouti l'autre, celle d'avant Marie-Louise. Il soulève Marie-Louise, la met en selle. Il tient le cheval par la bride, il court à côté. Il rit quand elle crie d'effroi. Il se fait approcher un cheval, il le monte sans bottes. Il est libre. Il est heureux. Il ne se souvient pas d'avoir éprouvé une telle sensation d'insouciance, sauf peut-être sur les quais d'Ajaccio, quand il était enfant.
Elle est une enfant qui ne sait rien, et il a envie de se laisser entraîner par elle à ces jeux de colin-maillard qu'elle aime. Il s'attarde à table parce qu'il lui plaît de la voir manger. Il n'a plus envie de se rendre à son cabinet de travail après avoir englouti quelques bouchées des différents plats. Il a envie d'étendre les jambes, de placer la main gauche dans son gilet. Il grossit. Il fait changer ses vêtements pour dissimuler son embonpoint. Il prise moins. Il se parfume à l'eau de Cologne. Il attend la nuit.
Le matin, il voit le docteur Corvisart, qui l'ausculte avec attention. Quelques furoncles là, des battements de cœur irréguliers, une toux tenace. Il repousse le médecin. Il se sent bien. Fatigue ? Allons donc ! Quarante et un ans ? On a l'âge de ses désirs ! Des nuits de jeune homme ? Et pourquoi pas, puisqu'il le peut ?
Corvisart ne sait-il pas encore que je suis un homme hors du commun ?
C'est ce qu'oublient même ceux qui furent mes proches. Chacun juge l'autre à sa mesure ! Ainsi Joséphine ! Les lettres qu'elle m'écrit depuis son château de Navarre sont une longue litanie de plaintes et de reproches. Qui croit-elle que je suis ?
Napoléon passe dans son cabinet de travail. Ces lettres de Joséphine l'irritent, viennent lui rappeler un temps passé.
« Mon amie, écrit-il, je reçois ta lettre du 19 avril. Elle est d'un mauvais style. Je suis toujours le même, mes pareils ne changent jamais. »
Peuvent-ils comprendre cela, que, même dans le lit d'une Habsbourg de dix-huit ans, je ne joue pas à être un autre, que c'est seulement une partie de moi étouffée que je mets au jour ? Mais ils sont si simples, ces gens qui m'entourent, qu'ils ne peuvent imaginer que je suis divers en un !
« Je ne sais ce qu'Eugène a pu te dire, reprend-il. Je ne t'ai pas écrit parce que tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui peut t'être agréable.
« Je vois avec plaisir que tu ailles à la Malmaison et que tu sois contente ; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te donner des miennes. Je ne t'en dis pas davantage, jusqu'à ce que tu aies comparé cette lettre à la tienne, et, après cela, je te laisse juge qui est meilleur et plus ami de toi ou de moi.
« Adieu, mon amie, porte-toi bien et sois juste pour toi et pour moi.
« Napoléon »
Mais qui est juste envers moi ?
Mon frère Louis, parce que je l'ai fait roi de Hollande, joue sa partie, refuse d'abdiquer afin que la Hollande devienne française, essaie de retourner les Hollandais contre moi. Il négocie avec les Anglais, les rapports de police sont formels. Il s'est associé à Fouché, à Ouvrard, le fournisseur, et tous travaillent à une paix avec l'Angleterre sans me consulter .
Juste, le tsar ? Il n'a pu me berner. Il reconstitue son armée, la fait glisser vers l'ouest, menace le grand-duché de Varsovie, essaie de s'appuyer sur le Danemark, envoie des émissaires à Vienne et renoue avec Londres comme s'il pensait à la guerre contre moi !
Je ne veux que la paix ! Je veux que la Russie reste mon alliée ! Ne suis-je pas devenu le cousin, le frère, le neveu de tous ces souverains ?
Ne suis-je pas l'époux de l'une des leurs ?
Il faut que l'on sache partout, il faut que mes peuples apprennent que désormais il n'y a plus de raison de s'opposer à moi .
S'ils sont fidèles à leurs anciens souverains, qu'ils songent de qui je suis l'époux. Et s'ils croient aux valeurs nouvelles, qu'ils se souviennent que je suis l'Empereur qui a décidé le Code civil !
Ils le sauront s'ils nous voient .
Le dimanche 27 avril 1810 à 7 heures, il quitte Compiègne en compagnie de Marie-Louise. Il rit, il la réconforte. Elle est ensommeillée, fatiguée encore de ce changement de vie. Il aime qu'elle le regarde avec des yeux effarés qui disent : quel est cet homme inépuisable ? Il veut la montrer à ces pays du nord de son Empire qui furent jadis sous la domination autrichienne, qui verront une archiduchesse des Habsbourg aux côtés de leur Empereur.
Il donne le signal du départ aux six cents cavaliers de la Garde qui servent d'escorte à la longue suite de voitures où il a voulu que prennent place Eugène, les ministres, le roi Jérôme et la reine de Westphalie.
Il pleut. Les routes sont boueuses, les réceptions à Anvers, Breda, Bergen op Zoom, Middelburg, Gand, Bruges, Ostende, Dunkerque, Lille, Le Havre, Rouen, sont interminables.
Il observe Marie-Louise. Elle ne sait ni sourire à ceux qui lui délivrent leur message de bienvenue ni flatter ces notables qui attendent un signe de reconnaissance qui marquera leur vie. Il se souvient du talent qu'avait Joséphine pour séduire tous ceux qui l'approchaient. Ce souvenir l'irrite. Il s'emporte contre Louis, qu'il rencontre à Anvers et qui expose avec un mélange de naïveté et de suffisance les négociations qu'il a ouvertes en compagnie de Fouché et d'Ouvrard avec l'Angleterre.
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