Sur la place, il entend les premiers cris de « Vive l'Empereur ! ».
- Dans tout cela, il y a du Bacchus plus que d'autre chose, dit-il.
On ne peut conduire une armée de soldats ivres et de pillards. Chaque jour, dit-il, il passera les troupes en revue.
Il rentre dans l'archevêché, que les grenadiers de la Garde ont commencé de nettoyer. Les premiers courriers arrivent, annonçant au fil des heures les victoires de Soult à Reinosa, de Victor à Espinosa, de Lannes à Tudela. Les Espagnols de Castanedos sont en fuite, comme les Anglais de John Moore. Il se penche sur les cartes. Désormais, on peut marcher sur Madrid.
Avant de quitter Burgos, il rend visite aux blessés qui s'entassent au couvent de la Conception. Il voit ses hommes mutilés que la grangrène ronge et qui sont couchés sur de la paille pourrie. Ils se soulèvent, saluent l'Empereur, racontent ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont entendu raconter.
Le capitaine Marbot, l'aide de camp de Lannes, a été blessé en essayant d'apporter des dépêches à l'Empereur. Sur la route, disent-ils, Marbot a vu « un jeune officier du 10 e chasseurs à cheval, encore revêtu de son uniforme, cloué par les mains et les pieds à la porte d'une grange !.. Ce malheureux avait la tête en bas et l'on avait allumé un petit feu dessous ! Heureusement pour lui, ses tourments avaient cessé ; il était mort ! Mais le sang de ses plaies coulait encore ».
Napoléon se tait. Il se souvient de ces dépêches tachées de sang qu'on lui a remises, c'étaient celles que portait Marbot sur lui quand il a été blessé.
Il faut en finir avec cette guerre, échapper à ce bourbier sanglant.
Il passe entre les rangs des blessés, fait distribuer à chaque officier huit napoléons, et trois à chaque soldat. Puis, quittant le couvent de la Conception, il prend la route vers Aranda.
Il pousse son cheval sur ce chemin pierreux. Les aides de camp et l'escorte ont de la peine à suivre. Il semble ne pas éprouver de fatigue. Il veut entrer dans Madrid.
À Aranda, il voit se dresser à l'horizon la sierra de la Guadarrama. C'est la barrière rocheuse que Bacler d'Albe, l'adjudant commandant, chef des ingénieurs géographes, a soulignée d'un trait sombre sur la carte, à Burgos. Derrière cette sierra, il y a Madrid, et pour franchir la montagne il n'existe qu'un seul passage : le col de Somosierra.
Napoléon se penche sur la carte en compagnie de Bacler d'Albe. Ils sont si proches l'un de l'autre qu'ils se touchent du front. Napoléon relève la tête.
Il a confiance en cet homme qu'il connaît depuis des années, qu'il veut toujours avoir près de lui, dans sa tente, en campagne. Il l'interroge. Bacler d'Albe a fiché sur la carte des épingles de couleur qui suivent la route du col de Somosierra. Ce col s'élève à plus de 1 400 mètres. La route est serrée entre deux montagnes. Elle est étroite. Et, précisent les voltigeurs qui sont partis en reconnaissance, elle est barrée par les Espagnols qui ont établi des postes d'artillerie à chacun de ses lacets. Sur la crête, il y a un dernier barrage, tenu par une batterie de seize pièces et des milliers d'Espagnols, commandés par Benito San Juan.
- La seule route, murmure Napoléon.
Il faut donc passer par le col de Somosierra pour fondre sur Madrid. Il veut apprécier lui-même la situation.
Le mercredi 30 novembre, il avance dans les rues du village de Ceroso de Arriba, au pied de la sierra. Les soldats l'acclament. Il donne l'ordre au colonel des chasseurs de la Garde, Piré, d'aller en reconnaissance. Il attend, passant devant un escadron de deux cent cinquante chevau-légers polonais qui maintiennent difficilement leurs montures.
Il voit revenir Piré, couché sur l'encolure de son cheval. Il dit, essoufflé, que le passage est impossible. Les canons prennent la route en enfilade.
- « Impossible », je ne connais pas ce mot-là.
Napoléon fait un signe au commandant Kozietluski, qui est à la tête des chevau-légers polonais.
Les cavaliers s'élancent sur la route du col. Ils forment une cohue enthousiaste, dans le chatoiement du bleu roi et de l'écarlate de leurs uniformes, leurs chapkas noires ondulant comme des vagues.
Napoléon entend la décharge des fusils espagnols, puis les cris, effacés par le tir des canons.
Ils doivent passer. Madrid est derrière ce col.
Mais ils refluent en désordre. Ils ont chargé sans ménager d'espace entre leurs lignes. Et le courage ne suffit jamais.
Napoléon voit sortir des rangs de son état-major le général Montbrun, qui se propose de prendre le commandement des Polonais pour une nouvelle charge. L'homme est grand, le visage balafré mangé par une grosse barbe noire. Un officier d'ordonnance, Ségur, s'avance. Il veut être de l'assaut.
Napoléon baisse la tête.
Il faut franchir ce col.
Il observe Montbrun donner ses consignes afin que les cavaliers s'écartent les uns des autres.
Il les regarde s'élancer au galop sur la pente raide. Ils disparaissent entre les rochers. Une salve éclate, puis les tirs d'artillerie, et les cris de « Vive l'Empereur ! » qui résonnent entre leurs versants.
Ils vont passer. Ils meurent pour moi .
D'autres tirs, d'autres cris amplifiés par l'écho roulent le long de cette route d'une demi-lieue.
Combien vont mourir ? Passeront-ils ?
Des explosions viennent du sommet du col de Somosierra que la fumée recouvre. Ils l'ont atteint. Ils sont passés.
Napoléon s'élance, entraînant sont état-major. Derrière, au pas de course, suivent les fantassins de la division Ruffin.
Parvenu au col, il voit, étendus parmi les cadavres espagnols, Ségur et le lieutenant polonais Niegolowski, blessés tous deux, comme Montbrun.
Napoléon saute de cheval. Il regarde la quarantaine de survivants, dont la plupart sont couverts de sang. Il se penche, enlève sa croix, l'accroche sur la poitrine du lieutenant polonais.
Puis il remonte à cheval, franchit le col. Devant lui, une vaste étendue. Il imagine Madrid, là-bas, à l'horizon.
Il galope jusqu'au village de Buitrago. Il va dormir là.
Il suffit d'une poignée d'hommes pour changer le sort d'une guerre.
Le lendemain, il passe en revue les survivants. Il lève son chapeau. Il se dresse sur les étriers. Il crie d'une voix forte :
- Vous êtes dignes de ma vieille Garde, je vous reconnais pour ma plus brave cavalerie !
Il retrouve, dans ces voix graves qui répondent « Vive l'Empereur ! », l'accent de la Pologne, l'accent de Marie Walewska.
Il lance son cheval au galop. Il veut coucher ce soir dans les faubourgs de Madrid.
C'est le jeudi 1 er décembre 1808.
Il y a quatre ans, il était à la veille d'être couronné Empereur. Il va dans quelques heures conquérir en vainqueur une nouvelle capitale, Madrid, la ville de Charles Quint et de Philippe II.
Lorsqu'il entre dans sa tente, qu'on a dressée à San Agostino, il lève les yeux.
Le ciel est lumineux.
Il regarde longuement les étoiles. Il est digne de sa couronne, il est fidèle à son destin.
Il se lève alors que l'aube dessine à peine l'horizon. Il parcourt à cheval la ligne de front. Madrid est là, dans un creux de la nuit qui peu à peu se vide. Il voit surgir les toits de la ville et de ses palais. Il donne l'ordre de l'attaque pour 15 heures, puis il se retire au château de Chamartín, à une lieue et demie de la capitale.
Mais il ne peut rester ainsi loin du combat. Il préfère bivouaquer sur la ligne d'attaque.
Les troupes s'élancent à l'assaut dans la lumière laiteuse du clair de lune. Les Espagnols qui défendent le palais du Retira, l'Observatoire, la manufacture de porcelaine, la grande caserne et l'hôtel de Medina Celí sont mis en déroute.
Napoléon assiste au combat d'une hauteur, que balaient les tirs de l'artillerie espagnole. Il veut voir tomber la ville. Les portes sont prises. Il donne l'ordre d'arrêter l'attaque. C'est la troisième sommation qu'il lance aux Espagnols.
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