Peut-être ne restera-t-il d'Erfurt que cette idée de divorce, qu'il a semée pour que l'Europe des souverains ne soit pas surprise quand la répudiation interviendra, pour que le tsar imagine, puisqu'on le consulte à ce sujet, que Napoléon a encore toute confiance en lui.
Alors qu'il n'a signé, ce mercredi 12 octobre, qu'une convention qui est un simple renouvellement, du bout des doigts, de l'alliance de Tilsit.
- J'ai signé en fermant les yeux pour ne pas voir dans l'avenir, murmure Napoléon à Berthier.
Mais il connaît ce futur.
Il a proposé à Alexandre d'adresser une lettre à George III, roi d'Angleterre. Il en choisit les termes : « La paix est donc à la fois dans l'intérêt des peuples du Continent comme dans l'intérêt des peuples de Grande-Bretagne », il faut mettre fin à la « guerre longue et sanglante » pour le « bonheur de l'Europe ».
Des mots que l'Angleterre rejettera.
C'est le vendredi 14 octobre 1808.
Il chevauche aux côtés d'Alexandre sur la route de Weimar. Il regarde autour de lui les états-majors qui caracolent. Les troupes rendent les honneurs. Il entend dans le lointain les cloches des églises d'Erfurt qui carillonnent. Les canons tonnent.
Il arrête son cheval à l'endroit précis où, il y a dix-huit jours, il a accueilli Alexandre I er. Les illusions et les espoirs sont depuis tombés.
La voiture du tsar attend avec son escorte.
Il embrasse Alexandre. Il le tient quelques secondes aux épaules, puis le regarde monter dans sa voiture.
Il se sent lourd, se hisse lentement sur son cheval, et reprend la route d'Erfurt.
C'est le silence. Ni cloches ni canons. Seulement le martèlement sourd des sabots des chevaux sur la terre mouillée par une pluie fine et tenace.
Napoléon avance au pas, seul, en avant de son état-major.
Il a la tête baissée. Il se laisse guider par le cheval.
Il ferme les yeux pour ne pas voir cet avenir qu'il imagine.
Cinquième partie
Impossible ? Je ne connais pas ce mot-là
14 octobre 1808 - 23 janvier 1809
19.
Il quitte Erfurt au début de la soirée du vendredi 14 octobre 1808. Il pleut. Il fait froid. Les lampes à huile brûlent dans la berline. Il s'est installé sous l'une d'elles. Il lit les dépêches qui viennent d'arriver de Paris et d'Espagne. Il suffit de quelques phrases du général Clarke, ou bien des appels à l'aide de Joseph qui réclame des renforts, propose des opérations insensées, pour qu'il imagine ce que doit être, au milieu d'un peuple en révolte, la situation de ses soldats. Ils sont égorgés. Ils pillent. Ils massacrent. Ils ont peur. Les Anglais de John Moore sont maintenant plusieurs dizaines de milliers à combattre en Espagne, venant du Portugal.
Il repousse les dépêches. Il commence à dicter une lettre pour le général Junot, qui s'est rendu aux Anglais à Cintra et a été rapatrié en France, conformément aux accords de capitulation.
« Le ministre de la Guerre m'a mis sous les yeux tous vos mémoires... Vous n'avez rien fait de déshonorant, vous ramenez mes troupes, mes aigles et mes canons. J'avais cependant espéré que vous feriez mieux... Je vais publiquement approuver votre conduite : ce que je vous écris confidentiellement est pour vous seul. »
Napoléon reste plusieurs minutes silencieux, puis il reprend :
« Avant la fin de l'année, je veux vous remplacer moi-même à Lisbonne. »
Il est tendu. Il ne veut pas qu'on fasse halte, sinon pour changer les attelages. On passe à Francfort. On continue sur Mayence.
Une partie vient de se terminer. Une autre commence. Il faut qu'il prenne, comme il l'avait prévu, la tête des troupes, qu'il entre à Madrid et à Lisbonne. Qu'il brise cette révolte et chasse les Anglais de la péninsule.
Les bonnes troupes dont il dispose sont sur la rive nord de l'Èbre. Il a demandé qu'elles attendent les Espagnols afin de pouvoir, le moment venu, en enfonçant leur centre, puis en se rabattant, les envelopper. Mais Joseph, incapable de conduire une armée, a donné des ordres, et Ney et Lefebvre, emportés par leur fougue, ont attaqué sur les ailes, remporté des succès. Mais que n'ont-ils compris que compte seule la victoire qui détruit totalement l'ennemi ?
Il dicte une lettre pour Joseph : « À la guerre, il faut des idées saines et précises, dit-il. Ce que vous proposez n'est pas faisable. »
Qu'on attende son arrivée.
Il fait forcer l'allure.
Il doit gagner vite cette partie espagnole pour pouvoir revenir, combattre ici, contre l'Autriche.
Si, à Erfurt, il avait pu...
Il n'a pas de regret. Il a fait ce qu'il a pu, mais Alexandre était insaisissable. Il reprend l'un des rapports de police qu'il vient seulement de lire.
À Erfurt, tous les soirs, après le spectacle, le tsar s'est rendu chez la princesse Tour et Taxis, où il a retrouvé Talleyrand. Chaque soir, ils se côtoyaient plusieurs heures, s'isolant souvent des autres invités rassemblés chez la princesse. Le baron de Vincent, l'envoyé de l'empereur d'Autriche, a souvent participé à ces conversations.
Talleyrand m'a trahi. Sa politique est depuis toujours de protéger Vienne. Mais a-t-il été plus loin ? Ne se contentant pas de convaincre Alexandre de ne pas se joindre à moi pour menacer l'Autriche, mais le dressant contre moi ? Combien ce prince « Blafard » a-t-il touché de Vienne ?
Que veut-il ? Prendre des garanties pour son avenir, si je meurs ou suis battu ? Ou bien coaliser l'Europe contre moi pour me soumettre ? Dois-je le briser ? Ou l'utiliser encore, sans illusion ?
Il hésite, puis il dicte un ordre pour le prince de Bénévent : il faut savoir aussi se servir de l'ennemi.
« Vous donnerez chez vous au moins quatre fois par semaine un dîner de trente-six couverts, composé en grande partie de législateurs, de conseillers d'État et de mes ministres, afin de les mettre à même de se voir, et que vous puissiez ainsi connaître les principaux et cultiver leurs dispositions. »
Que ce prince Blafard serve comme un valet .
Il éprouve un sentiment de dégoût. Au fond, il n'estime que ceux des hommes qui exposent leur poitrine au feu d'une bataille. Les autres sont poisseux et salissent quand on s'approche d'eux.
Il arrive au château de Saint-Cloud le mardi 18 octobre 1808, peu avant minuit.
Il ne voit Joséphine que le lendemain matin. Elle a ce regard anxieux qu'il ne supporte pas. Elle ne l'interroge pas, mais ses yeux le harcèlent. Elle sait bien qu'il attend l'occasion de se séparer d'elle pour conclure l'un de ces mariages princiers auxquels il a contraint tous les membres de sa famille. Et pourquoi pas lui ?
Mais elle n'ose pas lui poser ouvertement la question. Elle se contente de se lamenter lorsqu'il lui dit qu'il ne va rester que quelques jours à Paris. Il veut assister à l'ouverture de la session du Corps législatif, se montrer aussi avec elle, l'Impératrice, dans les rues de la capitale, inspecter les travaux du Louvre et des bords de Seine. Puis rejoindre l'armée en Espagne.
Elle s'accroche à lui. Ainsi il faut qu'il reparte pour faire la guerre ? Cela ne cessera donc jamais ?
Il la rabroue. Il l'écarte. Croit-elle qu'il ne préférerait pas jouir d'un bon lit au lieu de patauger dans la boue des bivouacs ?
Il claque les portes, s'enferme dans son cabinet de travail. Il voit Cambacérès, Fouché, les ministres. Ils n'osent pas parler comme Joséphine. Ils obéissent, mais il devine leurs réticences.
Oui, la guerre, encore ! Qu'y peut-il ? L'Angleterre vient de répondre à l'offre de paix par des exigences inacceptables. Pourquoi cesserait-elle de combattre au moment où ses troupes remportent des succès et alors que l'Autriche arme ?
Il ne dispose pas des événements. Il y obéit. C'est son devoir envers la France. Son destin.
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