- Je sais que Votre Majesté ne dédaigne pas ce titre.
Napoléon se souvient. Il a parfois rêvé d'être écrivain, à la manière de Jean-Jacques. C'était si loin d'ici, dans cette chambre de Valence. Wieland et Goethe parlent maintenant des passions des hommes qui un jour seront maîtrisées par la raison.
Napoléon fait un pas, commence à s'éloigner, lance :
- C'est là ce que disent tous nos philosophes. Mais cette force de raison, je la cherche, et je ne la vois nulle part.
Tout à coup il se sent las, seul au milieu de cette foule parée. Il a brusquement la certitude qu'il se trompe sur Alexandre, qu'il s'abuse en croyant qu'il va réussir à l'amener sur ses positions.
Qui sait si l'empereur n'est pas soutenu dans sa résistance par Talleyrand et Caulaincourt, des hommes qui jouent leur propre partie, l'un si vénal et si habile, et l'autre si désireux de la paix, prêts l'un et l'autre à dévoiler ma stratégie pour que je ne sois pas vainqueur ?
Il reste éveillé toute la nuit bien que la fatigue se soit abattue sur lui et lui donne le sentiment que son corps est pesant. Il respire mal. Il souffre de l'estomac. Son ventre lui semble gonflé, énorme. Il essaie de se calmer. Il trace quelques lignes pour Joséphine.
« J'ai reçu, mon amie, ta lettre. Je vois avec plaisir que tu te portes bien. J'ai asssisté au bal de Weimar. L'empereur Alexandre danse, mais moi non, quarante ans sont quarante ans.
« Ma santé est bonne, au fond, malgré quelques petits maux.
« Adieu, mon amie.
« Tout à toi. J'espère te voir bientôt.
« Napoléon »
Au matin, il a décidé de savoir ce qu'il doit penser des intentions du tsar.
Il ne répond pas à Alexandre qui, en entrant dans le salon où a lieu chaque jour leur entretien, lui parle avec enthousiasme du bal de Weimar, de la grâce et de la distinction de la princesse Stéphanie de Beauharnais, épouse de Charles, prince héréditaire de Bade et frère de l'impératrice de Russie.
- Stéphanie de Beauharnais, ma belle-sœur, dit Alexandre.
Napoléon écoute, puis, d'une voix sèche, évoque l'Autriche, les menaces de guerre qu'elle fait peser sur la France. Une intervention diplomatique d'Alexandre I erest la seule manière de maintenir la paix. Le tsar est-il décidé à s'engager ?
Alexandre paraît ne pas avoir entendu.
Il faut savoir.
Napoléon prend son chapeau, le jette à terre, le piétine, crie qu'il veut une réponse précise. Alexandre se lève, se dirige vers la porte.
- Vous êtes violent, moi je suis entêté, dit-il. Avec moi, la colère ne gagne rien. Causons, raisonnons, ou je pars.
Napoléon lui saisit le bras en riant, l'entraîne vers le centre du salon, s'assoit près de lui, bavarde.
- Stéphanie de Beauharnais est une femme d'esprit, dit-il.
Maintenant, il sait.
Alexandre ne signera jamais une alliance l'engageant aux côtés de la France contre l'Autriche.
Voilà enfin les positions des uns et des autres éclaircies.
Il a perdu quelques jours en assauts inutiles, mais il ne s'est pas laissé duper. Talleyrand s'est-il vendu à Vienne, comme il le pressent, et a-t-il incité Alexandre à la résistance ? Aura-t-il jamais la preuve de cette trahison ?
Mais les hommes et les choses sont ainsi. Il faut les voir en face, changer d'objectifs, faire en sorte que la guerre inévitable que Vienne veut déclencher le soit le plus tard possible.
Il faudra donc à nouveau faire la guerre, ici, en Allemagne.
Il regarde ces paysages avec un mélange d'amertume et de mélancolie. Il n'a pas pu imposer la paix. Il se sent détaché de ce qu'il vit ici. Il est déjà ailleurs, en Espagne, où il va devoir courir en quittant Erfurt, puis il faudra faire face aux armées autrichiennes.
Il s'assoit pour l'un de ces dîners qui ne l'amusent déjà plus.
Il a à sa droite le tsar, les rois de Westphalie et de Wurtemberg. À sa gauche, la duchesse de Weimar, les rois de Bavière et de Saxe. Il parle des origines de la Constitution germanique. On s'étonne de son érudition. Il regarde tous ces souverains rassemblés.
Il évoque la vie de garnison, le temps dont il avait disposé durant des années pour lire, étudier, les cahiers de notes qu'il avait remplis.
- Quand j'étais lieutenant d'artillerie..., commence-t-il en dévisageant l'un après l'autre les souverains.
Puis il se reprend :
- Quand j'avais l'honneur d'être lieutenant d'artillerie, dit-il.
Il ne regrette pas ce mouvement de fierté et d'orgueil. Il a été cela. Il est Empereur. Il lui faut changer de tactique avec Alexandre. Il en est si souvent ainsi sur un champ de bataille. On ne peut enfoncer l'ennemi ? On attaque sur les ailes. Mais qu'on n'imagine pas qu'il recule. Il ne va au contraire abandonner aucune des places fortes dont il dispose en Allemagne, sur l'Oder, et qui seront si utiles dans cette guerre qu'Alexandre n'a pas voulu rendre impossible et que Vienne désire.
Talleyrand demande audience. Napoléon l'écoute. Le prince de Bénévent l'invite à la modération, au compromis.
Napoléon le dévisage, puis, comme distraitement, lui dit :
- Vous êtes riche, Talleyrand. Quand j'aurai besoin d'argent, c'est à vous que j'aurai recours. Voyons, la main sur la conscience, combien avez-vous gagné avec moi ?
Il sait que Talleyrand ne se troublera pas, n'avouera rien.
- Je n'ai rien fait avec l'empereur Alexandre, dit Napoléon, paraissant oublier la question qu'il avait posée. Je l'ai retourné dans tous les sens, mais il a l'esprit court. Je n'ai pas avancé d'un pas.
Caulaincourt est entré dans le salon. Napoléon se tourne vers lui.
- Votre empereur Alexandre est têtu comme une mule. Il fait le sourd pour les choses qu'il ne veut pas entendre. Ces diables d'affaires d'Espagne me coûtent cher !..
- L'empereur Alexandre est complètement sous le charme, dit Talleyrand.
Napoléon ricane.
- Il vous le montre, vous êtes sa dupe. S'il m'aime tant, pourquoi ne signe-t-il pas ?
Il interrompt Talleyrand, qui évoque à nouveau les places fortes sur l'Oder, qu'il faudrait sans doute évacuer.
- C'est un système de faiblesse que vous me proposez là ! hurle Napoléon. Si j'y accède, l'Europe me traitera bientôt en petit garçon.
Il prise nerveusement, marche au milieu de la pièce, ignorant Talleyrand et Caulaincourt. Il a appris qu'il faut utiliser toutes les situations. Ne jamais capituler. Il n'aura pas séjourné à Erfurt durant tous ces jours pour abandonner le terrain.
- Savez-vous ce qui fait que personne ne marche droit avec moi ? dit-il en s'approchant de Talleyrand. C'est que, n'ayant pas d'enfant, on croit la France en viager sur ma tête. Voilà le secret de tout ce que vous voyez ici : on me craint et chacun s'en tire comme il peut ; c'est un état de choses mauvais pour tout le monde. Et...
Il détache chaque mot :
- ... Il faudra bien un jour y remédier. Continuez à voir l'empereur Alexandre ; je l'ai peut-être un peu brusqué, mais je veux que nous nous quittions sur de bons termes...
Il retient Caulaincourt, qui voulait s'éloigner avec Talleyrand.
Il faudrait interroger le tsar sur ce qu'il pense d'un nouveau mariage, lui dit Napoléon, sur la nécessité d'avoir des enfants pour fonder la dynastie.
Caulaincourt paraît surpris, gêné.
- C'est pour voir si Alexandre est réellement de mes amis, s'il prend un véritable intérêt au bonheur de la France, car j'aime Joséphine, reprend Napoléon. Jamais je ne serai plus heureux. Mais on connaîtra par là l'opinion des souverains sur cet acte qui serait pour moi un sacrifice. Ma famille, Talleyrand, Fouché, tous les hommes d'État me le demandent au nom de la France. Au fait, un garçon vous offrirait bien plus de stabilité que mes frères, qu'on n'aime pas et qui sont peu capables... Vous voudriez peut-être Eugène ? Les adoptions ne fondent pas bien les dynasties nouvelles. J'ai d'autres projets pour lui.
Читать дальше