Et, à chaque seconde, il a l'échiquier en tête. Il anticipe. Il prépare Jérôme à ce qui peut survenir, plus tard, en Allemagne. Et, comme roi de Westphalie, Jérôme doit être prêt.
« Il est incalculable, ce qui peut se passer d'ici au mois d'avril », lui dit-il. Il lui transmet une lettre de Stein, le ministre prussien de Frédéric-Guillaume III, que la police a saisie. Elle est adressée au général Wittgenstein, un Prussien qui sert dans l'armée russe. Stein annonce qu'il prépare une insurrection nationale dans toute l'Allemagne. Les Français seront attaqués, le pays dévasté si besoin est, tout le peuple sera appelé aux armes, les princes et les nobles seront déchus s'ils ne se joignent pas au mouvement.
Stein croit-il que je vais attendre ?
Une fois l'Espagne soumise, il faudra revenir en Allemagne. Je déplacerai la Grande Armée, qui est la reine de mon échiquier .
Il entre dans la salle des Cartes. Sur celle d'Espagne, des épingles indiquent la marche de trois colonnes espagnoles qui se dirigent vers l'Èbre. Il faut les laisser progresser.
Il ferme les yeux. Le plan de la contre-attaque se dessine.
Mais il faut des hommes. On lèvera par anticipation la classe 1810, et les exemptés de 1806 à 1809 seront appelés sous les armes.
On grogne ? La chasse à l'épouse est ouverte parce que les hommes mariés sont exemptés du service militaire ?
J'ai besoin d'hommes. Que la gendarmerie impériale traque les insoumis. Et qu'on donne 3 francs à chaque soldat lorsque les unités qui vont d'Allemagne en Espagne rentrent en France .
- Faites faire à Paris des chansons que vous enverrez dans les villes où passent les soldats, dit-il à Maret. Ces chansons parleront de la gloire que l'armée a acquise, de celle qu'elle va acquérir encore...
Il doit tenir son armée serrée, compacte. « Tout est opinion à la guerre. » Il faut donner confiance, exalter l'héroïsme de ces hommes. Leur parler.
« Soldats, dicte-t-il, après avoir triomphé sur les bords du Danube et de la Vistule... Je vous fais aujourd'hui traverser la France sans vous donner un moment de repos.
« Soldats, j'ai besoin de vous. La présence hideuse du léopard souille les continents d'Espagne et de Portugal... Portons nos aigles triomphantes jusqu'aux colonnes d'Hercule.
« Soldats, vous avez surpassé la renommée des armées modernes, mais avez-vous égalé la gloire des armées de Rome, qui dans une même campagne triomphaient sur le Rhin et sur l'Euphrate, en Illyrie et sur le Tage ? »
Écouteront-ils ?
Il dit au ministre de la Guerre, le général Clarke :
- Tout ce qui se passe en Espagne est déplorable. On n'a rien fait pour donner de la confiance aux Français. L'armée est commandée non par des généraux qui ont fait la guerre, mais par des inspecteurs des Postes !
Il balaie d'un revers de main les dépêches qui sont empilées sur sa table de travail, n'en retenant qu'une.
Clarke sait-il ce qu'enseigne un catéchisme espagnol ? Il brandit la feuille, lit, d'une voix durcie par la colère :
De qui procède Napoléon ?
De l'enfer et du péché
Quels sont ses principaux offices ?
Ceux de tromper, voler, assassiner et opprimer
Est-ce péché que de tuer des Français ?
C'est au contraire bien mériter de la patrie si ,
Par ce moyen, on la délivre des insultes, du vol
Et des tromperies .
Il jette la feuille à terre. Voilà le travail du pape et de ses évêques !
C'est pour que la France échappe à ce fanatisme qu'il veut que l'Université impériale ait le monopole de l'enseignement, que l'Église ne soit pas une arme contre le pouvoir.
Il s'interrompt, renvoie Clarke.
C'est toujours la même partie qui continue, contre les Bourbons, contre la superstition.
On n'accepte pas ce qu'il est, ce qu'il représente. Il doit faire face. Il n'y a pas d'autre choix.
Le mercredi 21 septembre, il se rend à Paris.
Il descend de voiture, boulevard des Capucines, pour visiter les travaux en cours. Puis, dans la plaine des Sablons, il passe en revue une division de troupes hollandaises. Il ne se lasse pas de voir défiler ses régiments.
Bientôt c'est déjà la nuit.
Il va retrouver Marie.
Demain, dit-il, il sera sur la route pour rejoindre Erfurt. Après, il se rendra en Espagne. Marie Walewska demeure silencieuse, mais il devine son inquiétude. Elle ne comprend pas pourquoi il doit ainsi être à la tête de ses armées. Doit-il sans cesse combattre ?
Il murmure, comme pour lui-même :
- Il faut avoir longtemps fait la guerre pour la concevoir.
Il se lève, ajoute d'une voix plus forte :
- À la guerre, les hommes ne sont rien, c'est un homme qui est tout.
Il est cet homme.
18.
Il fait encore nuit, ce jeudi 22 novembre 1808, quand, à 5 heures du matin, Napoléon monte dans sa berline. Il tourne la tête. Il lui semble apercevoir, s'avançant dans les galeries, la silhouette de Joséphine, suivie par ses dames de compagnie.
Il fait aussitôt signe au colonel qui commande l'escorte des chasseurs de la Garde. La berline s'ébranle et prend la route de Châlons.
Il se sent enfin libre. Voilà des jours que Joséphine insiste pour l'accompagner à Erfurt. Il a refusé. Elle l'a harcelé. Elle voulait assister aux représentations que va donner chaque soir la Comédie-Française, participer aux fêtes et aux dîners. N'a-t-elle pas le droit d'être parmi les rois et face à l'empereur de Russie ? N'est-ce pas elle, l'Impératrice ?
Il n'a rien répondu. Il est heureux de ne pas avoir cédé. Il est seul comme un jeune homme à marier. Il se laisse bercer par les cahots de la berline. Il faut qu'il suggère aux souverains rassemblés, et d'abord à Alexandre I er, qu'il cherche une nouvelle épouse, digne de lui, pour assurer l'avenir de la dynastie. Ce mariage auquel il pense, ce peut être un atout pour sa politique, le moyen de resserrer encore les liens d'une alliance. Pourquoi pas une grande-duchesse russe ? Alexandre I ern'a-t-il pas deux jeunes sœurs non mariées ?
Il rêve alors que le jour se lève sur les étendues grises des plateaux lorrains. La voiture est souvent contrainte de ralentir. Il se penche avec un mouvement d'impatience. La route est encombrée de fourgons et de berlines, de chevaux de selle et de carrosses, de cavaliers qui portent la livrée impériale.
Il lui semble reconnaître dans l'une des voitures Mlle Bourgoing, avec son menton pointu, ses boucles, son regard mutin. Il se souvient de la rouerie de cette jolie comédienne qui s'abandonnait à lui tout en étant la maîtresse de Chaptal. Il sourit. Pauvre Chaptal qui, dans l'aventure, y a perdu son ministère !
Il demande à Méneval, qui se tient dans le coin opposé de la berline, de lui donner la liste des comédiens invités à jouer à Erfurt.
- Trente-deux, murmure-t-il après avoir écouté Méneval.
Il ne peut s'empêcher d'évaluer à 1 000 écus par tête pour frais de voyage, et en outre plusieurs milliers de francs de gratification pour les premiers sujets, quelle dépense a ainsi été engagée.
- Je vais étonner l'Allemagne par cette magnificence, dit-il.
Il chantonne, récite quelque vers de Cinna .
Tous ces crimes d'État qu'on fait pour la couronne
Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne
Le passé devient juste et l'avenir permis
Qui peut y parvenir ne peut être coupable
Quoi qu'il ait fait ou fasse il devient inviolable .
Il les répète.
- C'est excellent, et surtout pour ces Allemands qui restent toujours sur les mêmes idées et qui parlent encore de la mort du duc d'Enghien, dit-il. Il faut agrandir leur morale.
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