Seule l'action sauve.
Il a appris depuis l'enfance qu'on ne gagne rien à baisser la tête.
Si tous avaient la même expérience que lui, il ne se sentirait pas si seul, contraint à chaque instant de les inciter à résister, à combattre.
Dans la berline qui roule vers Saint-Cloud, il écrit à Joseph.
« Vous êtes aux prises, mon ami, avec des événements au-dessus de votre habitude autant qu'au-dessus de votre caractère naturel.
« Dupont a flétri nos drapeaux. Des événements d'une telle nature exigent ma présence à Paris. Ma douleur est vraiment forte lorsque je pense que je ne puis être en ce moment avec vous, au milieu de mes soldats.
« Dites-moi que vous êtes gai, bien portant et vous faisant au métier de soldat ; voilà une belle occasion pour l'étudier. »
Il n'a pas, pour l'instant, en Espagne, d'autre carte à jouer.
Il faut parier sur Joseph.
Mais il devra, pour gagner la partie, s'engager lui-même dans le jeu, entrer dans Madrid à la tête de la Grande Armée. Il le faut. Il le doit.
Lorsqu'il arrive à Saint-Cloud, le dimanche 14 août 1808 à 15 h 30, il sait qu'il ne fera ici qu'une brève halte.
Il traverse la cour du château à grands pas.
Ce soir, il annonce à Duroc qu'il y a fête aux Tuileries, en son honneur. Demain, c'est la Saint-Napoléon.
Il aura, demain, trente-neuf ans.
- Allons danser, dit-il.
1- Le futur Napoléon III, qui peut-être ne serait pas le fils de Louis mais de l'amiral hollandais Verhuell.
17.
Dès qu'il entre dans le grand salon du palais des Tuileries, ce dimanche 14 août 1808, un peu après 20 heures, et qu'il s'avance au milieu des dignitaires qui s'écartent, s'inclinent, Napoléon sent les regards acérés posés sur lui.
Voici Talleyrand, le Blafard, comme l'appelle, selon les rapports de police, Metternich, l'ambassadeur d'Autriche. Le prince de Bénévent s'approche. Il est si poudré que son parfum est suffocant. Il a son demi-sourire narquois. Il sait. Ils savent tous que le général Dupont a capitulé, que le général Junot est en passe de faire de même à Cintra, devant les troupes anglaises de Wellesley, que les Espagnols sont entrés dans Madrid, que Joseph, le roi d'Espagne, est en fuite, et qu'il n'y a plus un soldat français au sud de l'Èbre.
Ils veulent voir sur mon visage les cicatrices de ces défaites .
Ils s'interrogent. L'empereur doute-t-il, son pouvoir est-il affaibli, vacille-t-il ? Ils sont à l'affût .
Prêts à m'abandonner, à me trahir si je chancelle .
Ils se demandent ce que je vais décider. Je passe. Ils chuchotent .
On leur a rapporté que dans le parc du château de Marracq, sur les bords de l'Adour ou de la Nive, sur les plages de Bayonne ou de Saint-Jean-de-Luz, Joséphine a paru gaie, rassurée, heureuse. A-t-il renoncé au divorce ? s'interrogent-ils.
Fouché l'observe, ne baisse pas les yeux. Il veut savoir si ce projet de divorce pour lequel il plaide est abandonné, auquel cas il lui faudra rentrer en grâce auprès de Joséphine, faire oublier ce qu'il a osé lui proposer.
Ses espions surveillent déjà le 48, rue de la Victoire, et ils l'avertiront que cette nuit l'Empereur a rendu visite à Marie Walewska et qu'il n'est sorti de son hôtel qu'à l'aube pour retourner à Saint-Cloud.
Ils m'épient .
Je dois montrer que je suis aussi sûr, aussi déterminé qu'au lendemain d'un triomphe .
Napoléon s'arrête au centre du salon. On l'entoure. Il sourit. Il plaisante, puis, d'une voix forte, il lance :
- La paix est le vœu du monde, mais l'Angleterre s'y oppose et l'Angleterre est l'ennemie du monde. Les Anglais ont débarqué des forces assez considérables en Espagne, j'ai rappelé le 1 eret le 2 e corps et trois divisions de la Grande Armée pour finir de soumettre ce pays.
Il prend le bras du maréchal Davout, fait quelques pas, parle haut pour que les dignitaires qui les suivent l'entendent.
- Dupont, dit-il, a déshonoré nos armes. Il a montré autant d'ineptie que de pusillanimité. Quand vous apprendrez cela un jour, les cheveux vous dresseront sur la tête.
Il regarde autour de lui. Les yeux se baissent.
- J'en ferai bonne justice, et, s'ils ont taché notre habit, il faudra qu'ils le lavent.
Ne jamais montrer qu'on hésite, ne jamais avouer son inquiétude ou sa faiblesse. Et les chasser de soi aussi.
Il se fait conduire chez Marie Walewska. Elle ouvre les bras. L'amour désintéressé d'une femme, sa jeunesse et sa tendresse offertes sont comme les victoires : le ressort et l'énergie de la vie.
Le lundi 15 août, dans l'après-midi, il reçoit à Saint-Cloud le corps diplomatique. Les ambassadeurs eux aussi sont aux aguets du moindre signe. Ici, paraître fort, assuré, est un impératif.
Napoléon s'approche de Metternich, l'entraîne dans un long va-et-vient, à l'écart des autres diplomates. D'un mouvement de tête, il renvoie Talleyrand qui se dirigeait vers lui.
- Le Blafard, murmure Napoléon en souriant à Metternich. Quand je veux faire une chose, je n'emploie pas le prince de Bénévent. Je m'adresse à lui quand je ne veux pas faire une chose en ayant l'air de la vouloir.
Il rit, puis tout à coup son visage se ferme et il dit d'une voix sourde :
- L'Autriche veut donc nous faire la guerre, ou elle veut nous faire peur ?
Metternich paraît surpris, dénie les intentions belliqueuses de Vienne.
- Si cela est ainsi, pourquoi vos immenses préparatifs ? Votre milice vous donnera quatre cent mille hommes disponibles, enrégimentés, exercés. Vos places sont approvisionnées. Enfin, ce qui est pour moi l'indice sûr d'une guerre qu'on prépare, vous avez fait acheter des chevaux, vous avez maintenant quatorze mille chevaux d'artillerie.
Il se maîtrise pour ne pas hausser le ton, montrer que l'on est si fort qu'on ne peut être inquiété par les mesures autrichiennes.
- Vous vouliez me faire peur ? reprend-il. Vous n'y réussirez pas. Vous croyez les circonstances favorables pour vous ? Vous vous trompez.
Il continue de marcher d'un pas tranquille cependant que les autres ambassadeurs les observent.
- Ma politique est à découvert parce qu'elle est loyale, continue-t-il. Je vais tirer cent mille hommes de mes troupes d'Allemagne pour les envoyer en Espagne, et je serai encore en mesure avec vous. Vous armez, j'armerai. Je lèverai s'il le faut deux cent mille hommes ; vous n'aurez pour vous aucune puissance du Continent.
Il raccompagne lentement Metternich vers les ambassadeurs.
- Vous voyez combien je suis calme, dit-il.
Puis il le retient par le bras.
- Les Bourbons sont mes ennemis personnels, eux et moi nous ne pouvons occuper en même temps des trônes en Europe.
Voilà la raison profonde de l'affaire d'Espagne.
- Ce n'est pas un motif d'ambition.
Il salue les autres ambassadeurs, puis se retire.
Ce sont des jours d'attente comme ceux qui précèdent l'assaut. Il n'est pas impatient. Il mesure chaque geste et chaque parole afin d'analyser et de prévoir.
Il doit d'abord s'assurer de la paix au nord, en Allemagne. Metternich a été convaincu. Vienne restera l'arme au pied. Il faut à tout prix maintenir l'alliance avec Alexandre, et donc le rencontrer.
Si je lui parle, je le convaincs .
Le rendez-vous est fixé à Erfurt, à la fin septembre 1808. Cela laisse quelques mois de paix, le temps de vaincre en Espagne, puis, si besoin est, de revenir en Allemagne et de briser définitivement l'Autriche comme la Prusse a été laminée.
C'est une partie d'échecs.
Il marche dans son cabinet de travail. Il chasse dans la forêt de Saint-Germain ou bien dans les futaies de Grosbois, chez le maréchal Berthier. Il passe en revue des troupes à Versailles, dans la plaine des Sablons.
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