Il s'approche de l'Autrichien, le fixe.
- Je dois m'y préparer et je vous la ferai terrible. Je ne la désire ni ne la crains ; mes moyens sont immenses, l'empereur Alexandre est et restera mon allié.
Est-ce sûr ?
Ils se voient chaque jour. Le matin, ils négocient, puis ils chassent ensemble. Ils vont sur le terrain de bataille d'Iéna, où l'on a organisé une battue. Le gibier cerné est tué, les sangliers, les biches et les cerfs sont jetés sanglants devant les souverains.
Napoléon s'écarte, entre sous la tente, où il va recevoir les souverains.
Il n'aime pas ce massacre en ce lieu où s'est déroulé l'affrontement des hommes. C'est une boucherie cruelle et inutile.
Peu à peu, en racontant la bataille, sa mauvaise humeur s'efface. Alexandre est attentif, admiratif.
Peut-être l'ai-je conquis ?
Lors des représentations théâtrales, le tsar se montre enthousiaste, et quand Talma, dans une scène de l'Œdipe de Voltaire, déclame : « L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux », Alexandre se penche, saisit la main de Napoléon, la serre vivement, avec ostentation.
Faut-il croire cet homme ?
Je dois faire comme si j'avais confiance en cette alliance, comme si Alexandre allait enfin signer cette convention qui le met à mes côtés contre l'Autriche .
Napoléon rentre au palais. Il se met au travail, reçoit Caulaincourt.
L'ambassadeur est digne et grave, comme à son habitude.
- Quel projet me croit-on ? demande Napoléon.
Caulaincourt hésite.
- De dominer seul, Majesté, dit-il enfin.
Napoléon secoue les épaules.
- Mais la France est assez grande ! Que puis-je désirer ? N'ai-je pas assez de mes affaires d'Espagne, de la guerre contre l'Angleterre ?
Il marche autour de Caulaincourt, l'observe.
- L'Espagne, reprend-il. Il y a eu là un concours de circonstances fâcheuses, même désagréables, mais qu'importe aux Russes ?
Il hausse à nouveau les épaules.
- Ils n'ont pas été si délicats sur les moyens de partage et de soumission de la Pologne, dit-il. L'Espagne, cela m'occupe loin d'eux ; voilà ce qu'il leur faut ; ils sont donc enchantés.
Il continue de marcher.
- En politique, tout se fait, tout se fonde sur l'intérêt des peuples, sur le besoin de la paix publique, sur la balance nécessaire des États... J'ai fait ce que j'ai dû dans la situation où les intrigues de la cour de Madrid avaient placé ce malheureux pays.
Il écarte les mains, puis donne une tape amicale à Caulaincourt.
- Je n'avais pas pu faire entrer dans mes calculs tout ce qu'ont produit la faiblesse, la bêtise, la lâcheté et la mauvaise foi de ces princes d'Espagne. Mais qu'importe, quand on a de la résolution et qu'on sait ce qu'on veut !
Alexandre peut-il comprendre cela ?
Il le faut. Il veut encore essayer de l'en persuader lors de leurs prochaines rencontres. Dès demain.
Napoléon parle devant Alexandre, avec vivacité. De temps à autre il s'arrête, regarde le tsar qui sourit d'une manière charmante, paraît approuver, puis tout à coup se met à évoquer Mlle Bourgoing, cette actrice au talent si remarquable, cette femme qui l'attire. Serait-elle accueillante ? demande Alexandre I er.
Napoléon sourit. Il se sent l'aîné, chargé d'expérience.
- Je souhaite que vous puissiez résister à la tentation, dit-il.
Il laisse entendre qu'il parle en connaissance de cause, comme il l'aurait fait à un camarade de garnison. Les hommes, qu'ils soient lieutenants ou rois, sont taillés dans la même étoffe. Il ajoute que Mlle Bourgoing est bavarde.
- Dans cinq jours, on saurait à Paris comment, des pieds à la tête, est faite Votre Majesté, dit-il.
Alexandre rit, s'incline et, après un regard complice, quitte la pièce.
Napoléon se rassure. Il doit continuer de tisser et de recoudre avec Alexandre cette intimité qu'il avait établie à Tilsit, il réussira sans doute ainsi à emporter sa conviction, à lui faire comprendre que l'alliance entre eux doit être étendue à une garantie contre l'Autriche.
Dans la soirée, au théâtre, alors que la Comédie-Française joue Phèdre , il se montre prévenant avec le tsar, invite dans la loge impériale la duchesse de Saxe-Hildburghausen, qui est la sœur de la reine Louise de Prusse. Il faut bien flatter les Prussiens, puisque Alexandre en reste entiché. Le tsar paraît sensible à l'attention.
Lors des concerts et des dîners, des revues qui sont organisées chaque jour, des bals, Napoléon multiplie les attentions.
Il faut séduire cet homme, vers lequel d'ailleurs il se sent attiré. Parmi les souverains d'Europe, Alexandre est le seul pour lequel il n'éprouve pas de mépris. Il voudrait maintenir avec lui une relation de confiance, amicale, sans illusion mais sans hypocrisie.
Le soir, au retour du théâtre, il ne peut s'endormir.
Au milieu de la nuit, il éprouve une douleur intense dans la poitrine en même temps qu'il étouffe. Il se réveille en sueur. Il voit des ombres autour de lui. Il pense à l'assassinat du tsar Paul I ercommis par les proches d'Alexandre, qui obéissaient à l'ordre de ce fils parricide.
Il se recroqueville. Il reconnaît Constant et Roustam. On le sèche. Il se lève. Il commence une lettre à Joséphine.
« Mon amie, je t'écris peu : je suis fort occupé. Des conversations de journées entières, cela n'arrange pas mon rhume. Cependant tout va bien. »
Il hésite, puis d'un seul trait écrit :
« Je suis content d'Alexandre ; il doit l'être de moi : s'il était femme, je crois que j'en ferais mon amoureuse.
« Je serai chez toi dans peu ; porte-toi bien, et que je te trouve grasse et fraîche.
« Adieu, mon amie.
« Napoléon »
Au bal donné à Weimar, Napoléon regarde Alexandre danser avec élégance.
Il fait le tour de la salle, les mains derrière le dos. Les souverains s'inclinent. Il reconnaît Goethe, ce petit homme qui est venu un matin à Erfurt assister à son lever. Il s'approche de lui.
- Monsieur Goethe, je suis charmé de vous voir.
Il regarde autour de lui. Il y a dans cette salle de bal, à l'exception peut-être d'Alexandre, tant de marionnettes ou d'automates, tant de bêtise cachée sous les uniformes et les décorations.
- Monsieur Goethe, vous êtes un homme. Je sais que vous êtes le premier poète tragique de l'Allemagne.
Près de Goethe se tient le dramarturge Wieland.
- Monsieur Wieland, dit Napoléon, nous vous appelons le Voltaire d'Allemagne.
Napoléon se tourne. Alexandre danse toujours.
- Mais pourquoi, reprend Napoléon, écrivez-vous dans ce genre équivoque qui transporte le roman dans l'histoire et l'histoire dans le roman ? Les genres, dans un homme aussi supérieur que vous, doivent être tranchés et exclusifs. Tout ce qui est mélange conduit aisément à la confusion...
- Les pensées des hommes valent quelquefois mieux que leurs actions, dit Wieland, et les bons romans valent mieux que le genre humain.
Napoléon secoue la tête.
- Savez-vous ce qui arrive à ceux qui montrent toujours la vertu dans des fictions ? C'est qu'ils font croire que les vertus ne sont jamais que des chimères. L'histoire a été bien souvent calomniée par les historiens eux-mêmes...
Ils s'interrompt.
- Tacite, reprend-il, connaissez-vous un plus grand et souvent plus injuste détracteur de l'humanité ? Tacite ne m'a jamais rien appris. Aux actions les plus simples, il trouve des motifs criminels. N'ai-je pas raison, monsieur Wieland ?
Il montre la salle de bal.
- Mais je vous dérange ; nous ne sommes pas ici pour parler de Tacite. Regardez comme l'empereur Alexandre danse bien.
Il écoute Wieland lui dire qu'il est un empereur qui parle en homme de lettres.
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