Il se lève. Il dicte quelques lignes pour Joseph.
Foutu métier .
Les Anglais ont eu de la chance, explique-t-il. « Ils doivent de la reconnaissance aux obstacles qu'a opposés la montagne de Guadarrama, et aux infâmes boues que nous avons rencontrées. »
À peine a-t-il terminé qu'on apporte des dépêches. Le maréchal Bessières confirme que les Anglais se sont échappés, qu'ils marchent vers la Galice, sans doute pour embarquer à La Corogne. Il faut donc se lancer à leur poursuite, vers Astorga.
Avant de partir, il écrit à Joséphine.
« Mon amie, je suis à la poursuite des Anglais depuis quelques jours ; mais ils fuient épouvantés. Ils ont lâchement abandonné les débris de l'armée espagnole de La Romana pour ne pas retarder leur retraite d'une demi-journée. Plus de cent chariots de bagages sont déjà pris. Le temps est bien mauvais.
« Lefebvre a été pris ; il m'a fait une échaffourée avec trois cents chasseurs ; ces crânes ont passé une rivière à la nage et ont été se jeter au milieu de la cavalerie anglaise ; ils en ont beaucoup tué ; mais, au retour, Lefebvre a eu son cheval blessé ; il se noyait ; le courant l'a conduit sur la rive où étaient les Anglais ; il a été pris. Console sa femme.
« Adieu, mon amie. Bessières, avec dix mille chevaux, est sur Astorga.
« Napoléon
« Bonne année à tout le monde. »
Jamais la pluie n'a été aussi glaciale. Il se recroqueville sur son cheval, tout en galopant le plus vite qu'il peut. Il voit des soldats exténués qui se couchent dans la boue. Il entend des coups de feu isolés. Il se souvient de ces soldats qui, dans la chaleur étouffante du désert d'Égypte, se suicidaient.
Ne pas voir. Ne pas entendre. Il veut atteindre Astorga. En finir avec les Anglais. Vite. Lannes galope à ses côtés.
Il n'aperçoit plus derrière lui, dans la nuit, que son état-major et celui du maréchal Lannes, puis, plus loin, quelques centaines de chasseurs de la Garde.
Sans doute à Paris fête-t-on le dernier jour de l'année. Il songe à Marie Walewska, qui a dû, comme elle le lui avait annoncé, rejoindre la Pologne.
Il est dur d'être fidèle à son destin, de vouloir le serrer entre ses mains, de ne pas le laisser glisser. Il serait si doux de s'endormir près d'elle, dans la chaleur d'un feu de cheminée.
Il pense aux palais qu'il a habités. Il imagine ces dignitaires, Talleyrand, Fouché, qui donnent des bals, reçoivent dans leurs salons éclairés par des centaines de chandeliers.
C'est lui qui permet tout cela. Et il est là, dans la boue et sous l'averse.
Un officier le rejoint. Il crie dans la bourrasque qu'un courrier vient d'arriver de Paris et qu'il cherche Sa Majesté.
Napoléon tire sur les rênes, saute de cheval.
Il va l'attendre. On est à moins de deux lieues d'Astorga.
Les chasseurs de l'escorte allument, au bord de la route, un grand feu. Il marche autour du foyer pour se réchauffer, les mains derrière le dos.
La pluie a cessé, mais le froid est plus vif. Il grelotte. Il n'entend pas le courrier qui arrive, donne à Berthier un portefeuille gonflé de dépêches.
On apporte une lanterne. Napoléon fait un signe à Berthier, qui commence à ouvrir les plis et les lui tend.
Une lettre de Marie. Il se remet à marcher. Le grenadier le suit, tenant la lanterne à bout de bras.
Marie se plaint qu'il oublie les promesses faites aux Polonais. Elle n'est que l'écho de ces gens qui imaginent qu'il peut changer d'un mot les choses, ou bien qui pensent qu'ils sont les seuls dans l'Empire, alors qu'il doit tenir compte de toutes les données, qu'il est responsable de tout et de tous.
Il froisse la lettre, l'enfonce dans la poche de sa redingote.
Il saisit plusieurs dépêches, s'immobilise auprès du foyer. Il reconnaît l'écriture d'Eugène de Beauharnais et celle de l'un de ses informateurs, Lavalette, un homme en qui il a toute confiance, un de ses anciens aides de camp du temps des guerres d'Italie, et qu'il a placé à la direction des Postes. Lavalette est l'époux d'une nièce de Joséphine. C'est un fidèle, comme Eugène de Beauharnais. Il lit et relit les lettres de ces deux hommes. Il ne bouge plus. À Paris, explique Lavalette, Fouché et Talleyrand ont désormais partie liée. On les a surpris souvent chez l'un ou chez l'autre dans de longs conciliabules. Ils affichent leur entente. On dit même qu'un ministère a été constitué, prêt à agir si l'Empereur succombait. Eugène a saisi une lettre adressée à Murat. On demandait au roi de Naples de prévoir des relais de chevaux dans toute l'Italie pour pouvoir rejoindre Paris sans délai afin de succéder à l'Empereur s'il disparaissait. Murat, poussé par Caroline, a naturellement accepté cette proposition. Ce complot est aussi celui de tous ceux qui veulent voir cesser la guerre. Talleyrand est en relation constante avec Metternich, l'ambassadeur d'Autriche. Il incite Vienne à se rapprocher de Saint-Pétersbourg afin de faire plier Napoléon. Caulaincourt, l'ambassadeur auprès d'Alexandre I er, est un des fidèles de Talleyrand.
Eugène signale par ailleurs que l'Autriche poursuit son réarmement. Elle achète des chevaux et des approvisionnements dans toute l'Europe. Son armée compte désormais plusieurs centaines de milliers d'hommes. Les espions assurent que Vienne est persuadée que Napoléon s'est enlisé en Espagne, embourbé dans une guerre nationale. La junte espagnole, réfugiée à Séville, a décrété le soulèvement de tout le peuple contre les Français, et incité chaque Espagnol à les tuer. Le moment est donc propice, estime-t-on à Vienne, pour déclencher la guerre en Allemagne. Fouché et Talleyrand le savent, et le prince de Bénévent l'espère sans doute. Murat est l'homme qui, ayant un prestige militaire, pourrait succéder à l'Empereur.
Napoléon serre les dépêches dans son poing, en bourre les poches de sa redingote.
Il avait l'intuition de tout cela.
Il marche lentement autour du brasier. Les soldats s'écartent.
Il ne pensait pas, cependant, que le complot soit parvenu à ce point de préparation. Fouché ! Talleyrand ! Murat !
Il se souvient d'Erfurt, des informations qu'on lui avait transmises sur les longues soirées passées entre le tsar et Talleyrand.
Il remonte en selle. Il laisse le cheval avancer au pas. C'est comme si cet élan qui le poussait vers Astorga venait de se briser. Le front principal n'est plus ici, en Espagne. Il doit changer de direction, comme lorsque dans une bataille une armée ennemie surgit là où on ne l'attendait pas.
Il faut qu'il rentre à Paris, qu'il étouffe ces comploteurs, qu'il écrase Vienne si elle ose, comme tout le laisse à penser, déclencher la guerre.
Reste à choisir le moment de son départ d'Espagne.
Il lève la tête. La ville d'Astorga est devant lui, obscure et déserte.
Il faut s'arrêter ici. Ce n'est plus lui, il le sait maintenant, qui conduira la bataille contre les Anglais de Moore. Le combat principal qu'il doit livrer est à Paris, et contre l'Autriche.
Mais il ne doit quitter l'Espagne que lorsque les Anglais en auront été chassés, et lorsqu'il aura repris l'armée en main, afin de laisser à Joseph un royaume pacifié et ayant les moyens de faire face. Il ne faut pas que, lorsqu'il sera engagé contre les Autrichiens, l'Espagne soit à nouveau une plaie ouverte.
Il fait si froid, dans la maison où il entre, qu'en dépit du grand feu qu'allument les fourriers il continue de grelotter.
La pluie tombe sur Astorga durant tous ces premiers jours de janvier 1809, glacée. Il va d'une maison à l'autre. Les grenadiers y sont cantonnés. Il s'installe devant la cheminée. Il les questionne. Il sait que trois soldats de sa Garde, sur la route, se sont suicidés, désespérés par la fatigue, l'impossibilité où ils étaient de s'arrêter de crainte d'être torturés par les Espagnols. Et combien d'autres se sont couchés pour mourir dans la boue. Il les a vus.
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