Il lui remet un plan où sont notés en rouge les lieux où se trouvaient les patrouilles, le point de départ de Tang et les routes qu'il peut suivre. La barre bleue du fleuve coupe la ville : là, comme toujours à Canton, se livrera le combat. Je me souviens de la phrase de Gallen : « Les tenailles. S'ils ne passent pas les ponts de bateaux, ils sont fichus... »
Un jeune secrétaire, en courant, apporte des notes.
- Attendez, colonel ! voici la note de la Sûreté : Tang a quatorze cents hommes.
- Moi, cinq cents seulement.
- Gallen me disait six ?
- Cinq. Vous avez des guetteurs le long du fleuve ?
- Oui. Aucun danger d'être tournés.
- Bon. Les ponts, nous les tiendrons.
L'officier s'en va, sans rien ajouter. Dans le brouhaha, nous entendons le grincement de son auto qui démarre et son klaxon qui s'éloigne en fonctionnant sans arrêt. Chaleur, chaleur. Nous sommes tous en manches de chemise ; nos vestons sont jetés les uns sur les autres, dans un coin.
Encore une note : copie d'une note de Tang :
Objectifs : Banques, Gare, Poste , lit à haute voix Garine. Il continue à lire, mais sans parler, puis reprend : « Il faut d'abord qu'ils passent le fleuve...
- Garine, Garine ! Les troupes de Feng-Liao-Dong...
C'est Nicolaïeff qui revient, épongeant son large visage avec son mouchoir, les cheveux mouillés, les yeux roulant comme des billes.
-... se joignent à celles de Tang ! Les routes de Whampoa sont coupées.
- Sûr ?
- Sûr.
Et, à voix plus basse : « Jamais nous ne pourrons tenir tout seuls...
Garine regarde le plan étendu sur la table. Puis, il hausse nerveusement les épaules et va jusqu'à la fenêtre.
- Il n'y a pas trente-six choses à faire...
À pleine voix :
- « Klein ! » Plus bas : « Hong, file à la permanence des chauffeurs et ramène une cinquantaine de types. »
Et, revenant à Nicolaïeff :
- Télégraphe ? Téléphone ?
- Coupés, naturellement.
Klein entre.
- Quoi ?
- Feng nous plaque et coupe Wampoa. Prends une patrouille de gardes rouges et des agents. Réquisitionne - en vitesse - tout ce que tu pourras trouver comme autos. Dans chaque bagnole, un agent et un chauffeur. (Tu trouveras les chauffeurs en bas, Hong, est allé les chercher). Qu'ils circulent dans toute la ville - sans passer les ponts - et qu'ils envoient ici le plus possible de sans-travail et de grévistes. Passe aux permanences. Que les militants nous envoient tous les hommes dont ils pourront disposer. Et arrange-toi pour atteindre le colonel et lui dire qu'il te donne cent cadets.
- Il va gueuler.
- Plus le choix, idiot ! Ramène-les toi-même.
Klein part. Dans le lointain, un bruit de fusillade commence...
- Maintenant, gare à l'embouteillage ! S'il en vient seulement trois mille pour commencer...
Il appelle le cadet qui tout à l'heure, avec Klein, interrogeait les agents avant de les laisser entrer :
- Envoyez un secrétaire à la permanence des gens de mer. Trente coolies tout de suite.
Encore une auto qui part. Je jette un coup d'œil par la fenêtre : une dizaine d'autos sont devant la Propagande, avec leurs chauffeurs, et attendent. Chaque secrétaire qui part en prend une ; l'auto sort en grinçant de la grande ombre oblique du bâtiment et disparaît dans une poussière pleine de soleil. On n'entend plus de coups de feu, mais, pendant que je regarde, j'entends la voix d'un homme qui dit à Garine, derrière moi :
- Trois patrouilles sont prisonnières. Les trois envoyés des sections attendent.
- Fusillez les officiers. Quant aux hommes... où sont-ils ?
- Aux permanences.
- Bon. Désarmés, menottes. Si Tang passe les ponts, fusillés.
Au moment où je me retourne, l'homme qui parlait sort ; mais il rentre aussitôt :
- Ils disent qu'ils n'ont pas de menottes.
- Au diable !
La sonnerie du téléphone intérieur.
- Allô ? Capitaine Kovak ? Le Commissaire à la Propagande, oui ! Elles flambent ? Combien de maisons ? De l'autre côté du fleuve ?.. Laissez-les flamber...
Il raccroche.
- Nicolaïeff ? Quelle garde devant la maison de Borodine ?
- Quarante hommes.
- Pour l'instant, ça suffit. Il y a une civière chez lui ?
- J'en ai fait porter une tout à l'heure,
- Bon.
Il regarde à son tour par la fenêtre, serre les poings et, s'adressant de nouveau à Nicolaïeff :
- Voilà le cafouillage qui commence... Descends. D'abord, les autos sur une seule ligne, les unes derrière les autres. Le type qui part n'a qu'à prendre la première. Ensuite, un barrage et les sans-travail en rangs.
Nicolaïeff, déjà en bas, se démène, agite les bras, en raccourci, le visage rouge sous son casque blanc. Les autos, avec fracas, se déplacent, se rangent. Deux ou trois cents hommes en loques attendent, à l'ombre, presque tous accroupis. Il en arrive de nouveaux de minute en minute. Ils questionnent les premiers, l'air abruti, et s'accroupissent derrière eux, pour être eux aussi à l'ombre. J'entends derrière moi :
- Le premier et le troisième ponts de bateaux ont été attaqués.
- Étais-tu là ?
- Oui, Commissaire, au troisième.
- Alors ?
- Ils n'ont pas tenu devant les mitrailleuses. Maintenant, ils préparent des sacs de sable.
- Bon.
- Le colonel m'a donné cette note pour vous.
J'entends l'enveloppe qu'on déchire.
- Des hommes ? oui, oui ! dit encore Garine, avec exaspération. Et, à voix basse : Il a peur de ne pas tenir le coup.
En bas, les loqueteux sont de plus en plus nombreux. À la limite de la ligne d'ombre, des disputes se produisent.
- Garine, il y a au moins cinq cents types en bas.
- Toujours personne, de la permanence des gens de mer ?
- Personne, Commissaire, répond le secrétaire.
- Tant pis !
Il fait remonter le store, et, par la fenêtre, appelle :
- Nicolaïeff !
Le gros homme lève la tête, montrant ainsi son visage, et vient sous la fenêtre.
Garine lui jette un paquet de brassards qu'il a pris dans le tiroir de son bureau :
- Prends trente bonshommes, fous-leur à chacun un brassard et commence la distribution des armes.
Il revient.
On entend la voix de Nicolaïeff, d'en bas :
« Les clefs, bon Dieu ! »
Garine prélève sur un trousseau une petite clef et la jette par la fenêtre : le gros homme la reçoit dans ses mains réunies en coupe. À l'extrémité de la route apparaissent des ambulanciers, qui portent des blessés couchés sur des civières.
- Deux gardes rouges au bout de la rue, bon Dieu ! Pas de blessés par ici en ce moment !
Fatigué par la réverbération du soleil sur la poussière de la rue et sur les murs, je me retourne un instant. Tout est brouillé. Taches de couleurs des affiches de propagande collées au mur, ombre de Garine qui marche de long en large... Mes yeux, rapidement, s'accoutument à l'ombre. Ces affiches, en ce moment, prennent vie... Garine revient à la fenêtre.
- Nicolaïeff ! Rien que des fusils !
- Bon.
La foule des sans-travail, de plus en plus dense, encadrée par des agents de police en uniforme et un piquet de grève envoyé sans doute par Klein, avance, en pointe, vers la porte : les fusils sont dans la cave. Foule immense, toujours protégée par l'ombre. Arrivent dans le soleil, en rangs, une vingtaine d'hommes porteurs de brassards, conduits par un secrétaire.
- Garine, de nouveaux types avec des brassards !
Il regarde.
- Les coolies des gens de mer. Ça va.
Silence. Dès que nous attendons quelque chose, nous retrouvons la chaleur, comme une plaie. En bas, une faible rumeur ; murmures, socques, inquiétude, la cliquette d'un marchand ambulant, les cris d'un soldat qui le chasse. Devant la fenêtre, la lumière. Calme plein d'anxiété. Le son rythmé, de plus en plus net, de la marche des hommes qui arrivent, au pas ; le claquement brutal de la halte. Silence. Rumeur... Un seul pas, dans l'escalier. Le secrétaire.
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