La guerre le délivra. Il quitta le front en 1917, finit par échouer à Vladivostok, puis à Tientsin où il s'embarqua, en qualité de laveur, sur le bateau qui partait pour Canton. Il reprit ici son ancienne profession d'indicateur, et sut montrer assez d'habileté pour que Sun-Yat-Sen lui confiât, quatre ans plus tard, un des postes importants de sa police secrète. Les Russes semblent avoir oublié son ancienne profession.
Pendant que j'achève de mettre en ordre le courrier de Hongkong, il étudie la répression du soulèvement d'hier. « Alors comprends-tu, mon petit, je choisis la plus grande salle. Elle est grande, très grande. Donc, je m'assieds dans le fauteuil présidentiel, seul, tout seul, sur l'estrade ; tout seul, tu comprends bien ? Il y a seulement un greffier dans un coin, et, derrière moi, six gardes rouges qui ne comprennent que le cantonais, revolver au poing, bien sûr. Quand le type entre, il fait souvent claquer ses talons (il y a des hommes courageux, comme dit ton ami Garine) ; mais quand il sort, il ne fait jamais claquer ses talons. S'il y avait là des gens, du public, je n'obtiendrais jamais rien : les accusés tiendraient tête. Mais quand nous sommes tout seuls... Tu ne peux pas comprendre cela : tout seuls... » Et, avec un sourire mou, un sourire de gros vieillard excité regardant une petite fille nue, il ajoute, plissant les paupières : « Si tu savais comme ils deviennent lâches...
Lorsque je rentre pour déjeuner, je trouve Garine en train d'écrire.
- Un instant, j'ai presque fini. Il faut que je note cela tout de suite, sinon je l'oublierais. C'est ma visite à Tcheng-Daï.
Après quelques minutes, j'entends le bruit que fait la plume lorsqu'on tire un trait. Il repousse ses papiers.
« Il paraît que sa dernière maison est vendue. Il loge chez un photographe pauvre, et c'est sans doute pour cela qu'il a préféré venir me voir, l'autre jour. On me fait entrer dans l'atelier, une petite pièce pleine d'ombre. Il avance le fauteuil et s'assied sur le divan. Quelque part, dans une cour, un marchand de lanternes martèle du fer-blanc - ce qui nous oblige à parler très haut. D'ailleurs, tu n'as qu'à lire...
Il me tend ses papiers.
- « Commence à : Mais sans doute... T. D., c'est lui, G., c'est moi, évidemment. Ou plutôt non : je vais te lire ça : tu ne pourrais pas comprendre les indications qui sont en abrégé.
Il incline la tête, mais, au moment de lire, ajoute : « Je te fais grâce des inutiles boniments du début. Mandarinal et distingué, comme d'habitude. Quand je l'ai mis au pied du mur en lui demandant s'il votera, oui ou non, le décret :
- Monsieur Garine, dit-il (Garine imite presque la voix faible, mesurée et un peu doctorale du vieillard), voulez-vous me permettre de vous poser quelques questions ? Je sais que ce n'est point l'usage...
- Je vous en prie.
- Je voudrais savoir si vous vous souvenez du temps où nous avons créé l'école militaire.
- Fort bien.
- Peut-être n'avez-vous pas oublié, en ce cas, que lorsque vous avez bien voulu venir me trouver, me faire connaître votre projet, vous m'avez dit - vous m'avez affirmé - que cette école était fondée pour permettre au Kouang-Ton de se défendre.
- Eh bien ?
- De se défendre. Vous vous souvenez peut-être que je suis allé avec vous, avec le jeune commandant Chang-Khaï-Shek, chez les personnes notables. J'y suis même allé seul parfois. Des orateurs m'ont injurié, m'ont qualifié de militariste, moi ! Je sais qu'une vie honorable n'échappe pas aux injures, et je les dédaigne. Mais j'ai dit à des hommes dignes de respect, de considération, qui avaient placé en moi leur confiance : « Vous voulez bien croire que je suis un homme juste. Je vous demande d'envoyer votre enfant - votre fils - à cette école. Je vous demande d'oublier ce que la sagesse de nos ancêtres nous a enseigné : l'infamie du métier militaire. » Monsieur Garine, ai-je dit cela ?
- Qui le conteste ?
- Bien. Cent vingt de ces enfants sont morts. Trois d'entre eux étaient fils uniques. Monsieur Garine, qui est responsable de ces morts ? Moi.
Les mains dans les manches il s'incline profondément, et se relève en disant :
« Je suis un homme âgé, j'ai depuis longtemps oublié les espoirs de ma jeunesse - un temps où vous n'étiez pas né, Monsieur Garine. Je sais ce qu'est la mort. Je sais qu'il est des sacrifices nécessaires... De ces jeunes hommes, trois étaient fils uniques, - fils uniques, monsieur Garine, - et j'ai revu leurs pères. Tout jeune officier qui ne tombe pas pour défendre sa province menacée meurt en vain. Et j'ai conseillé cette mort.
- Ces arguments sont excellents ; je regrette que vous ne les ayez pas exposés au général Tang.
- Le général Tang les connaissait et il les a oubliés, comme d'autres... Monsieur Garine, peu m'importent les factions. Mais puisque le Comité des Sept, puisqu'une partie du peuple accorde de la valeur à ma pensée, je ne la lui cacherai point.
Il ajoute, très lentement :
« Quel qu'en soit pour moi le danger...
« Croyez que je regrette de vous parler ainsi. Vous m'y contraignez. Je le regrette, en vérité. Monsieur Garine, je ne défendrai pas votre projet. J'irai même sans doute jusqu'à le combattre... Je pense que vos amis et vous n'êtes pas de bons pasteurs pour le peuple...
(Ce sont les Pères, dit Garine de sa voix habituelle, qui lui ont enseigné le français).
... et même que vous êtes dangereux pour lui. Je pense que vous êtes extrêmement dangereux : car vous ne l'aimez pas.
- Qui l'enfant doit-il préférer, de la nourrice qui l'aime et le laisse se noyer, ou de celle qui ne l'aime pas, mais sait nager et le sauve ?
Il réfléchit un instant, incline la tête en arrière pour me regarder et répond respectueusement :
- Cela dépend peut-être, monsieur Garine, de ce que l'enfant a dans ses poches...
- Ma foi, vous devez bien le savoir, puisque voilà près de vingt ans que vous l'aidez et que vous êtes encore pauvre...
- Je n'ai pas cherché...
- Ce n'est pas comme moi ! À voir mes souliers, qui sont percés (je m'appuie au mur et montre l'une de mes semelles) on devine que la corruption m'a enrichi. »
« C'est déconcertant, mais idiot. Il pourrait répliquer que nos fonds, quelque faibles qu'ils soient, permettent l'achat de souliers neufs ? N'y pense-t-il pas, ou ne veut-il pas continuer une discussion qui le blesse ? Comme tous les Chinois de sa génération, il a peur de la violence, de l'irritation, signes de vulgarité... Il sort les mains de ses manches, ouvre les bras d'un geste et se lève.
« Voilà. »
Garine pose sur la table la dernière feuille, croise les mains sur elle et répète :
- Voilà.
- Eh bien ?
- Je crois que la question est résolue. La seule chose à faire maintenant, c'est d'attendre, pour reparler du décret, d'en avoir fini avec lui. Il fait heureusement tout ce qu'il faut pour nous venir en aide.
- En quoi ?
- En demandant l'arrestation des terroristes (entre parenthèses, il peut la demander : s'il obtient leur mise en accusation, la police ne les trouvera pas, voilà tout). Il y a longtemps que Hong le hait...
Le lendemain matin .
Entrant, comme à l'ordinaire lorsqu'il est en retard, dans la chambre de Garine, j'entends des cris : deux jeunes Chinoises qui étaient couchées sur le lit, nues, (longues taches lisses des corps épilés) surprises par mon entrée, se lèvent en hurlant et se réfugient derrière un paravent. Garine, qui boutonne sa tunique d'officier, appelle le boy et lui donne des instructions pour qu'il fasse sortir les femmes et les paye lorsqu'elles seront habillées.
« Lorsqu'on est ici depuis un certain temps, me dit-il dans l'escalier, les Chinoises énervent beaucoup, tu verras. Alors, pour s'occuper en paix de choses sérieuses, le mieux est de coucher avec elles et de n'y plus penser.
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