Je combats seul et gagne ou perds
Je n'ai besoin de personne pour me rendre libre.
Je ne veux pas que nul Jésus-Christ pense
Qu'il pût jamais mourir pour moi,
il s'est hâté de l'apprendre par cœur. L'influence de Rebecci, puis celle de Garine, n'ont fait que développer le besoin qu'il a d'un réalisme furieux, tout entier soumis à la haine. Il considère sa vie comme pourrait le faire un phtisique encore plein de force, mais sans espoir ; et, dans l'ensemble extrêmement trouble de ses sentiments la haine met un ordre sauvage, brutal, et prend le caractère d'un devoir.
Seule, l'action au service de la haine n'est ni mensonge, ni lâcheté, ni faiblesse ; seule, elle s'oppose suffisamment aux mots. C'est ce besoin d'action qui a fait de lui notre allié ; mais il trouve que l'Internationale agit trop lentement, qu'elle ménage trop de gens ; par deux fois, cette semaine, il a fait assassiner des hommes qu'elle voulait protéger. « Chaque meurtre accroît la confiance qu'il a en lui, dit Garine, et il prend peu à peu conscience de ce qu'il est profondément : un anarchiste. La rupture entre nous est prochaine. Pourvu qu'elle ne se produise pas trop tôt ! »
Et après un court silence :
« Il est peu d'ennemis que je comprenne mieux... »
Le lendemain .
Quand j'entre dans le bureau de Garine, Klein et Borodine causent, assis l'un en face l'autre près de la porte. Ils surveillent obliquement Hong, debout au milieu de la pièce, qui, les mains dans ses poches, discute avec Garine. Borodine s'est levé ce matin : jaune, amaigri, il semble Chinois, aujourd'hui. Quelque chose, dans l'atmosphère, dans l'attitude des hommes, dit l'hostilité, presque l'altercation. Hong parle avec son accent marqué par saccades, sans bouger. Devant le mouvement brutal de ses mâchoires (il parle comme s'il mordait) je songe soudain à la phrase que me rapportait Gérard : « Quand j'aurai été condamné à la peine capitale... »
« - En France, est-il en train de dire, on n'osait pas couper la tête du roi, hein ? On l'a fait, à la fin. Et la France n'est pas morte. Il faut commencer par guillotiner le roi, toujours.
- Pas quand il paye.
- Quand il paye. Et quand il ne paye pas. Et que m'importe qu'il paye ?
- Il nous importe, à nous. Attention, Hong : une action terroriste dépend de la police qu'elle trouve en face d'elle...
- Quoi ?
Garine répète sa phrase. Hong semble avoir compris, mais il est toujours immobile et regarde le carrelage, le front en avant.
- Chaque chose en son temps, ajoute Garine. La révolution n'est pas si simple.
- Oh ! la révolution...
- La révolution, dit Borodine brusquement, en se retournant, c'est payer l'armée !
- Alors, ce n'est pas du tout digne d'intérêt. Choisir ? Pourquoi ? Parce qu'il y a plus de justice chez vous ? Je laisse ces soucis au respectable Tcheng-Daï. Son âge les excuse. Ils conviennent à ce nuisible vieillard. La Politique ne m'intéresse pas.
- C'est ça, c'est ça, répond Garine. Des discours ! Sais-tu ce que font les directeurs des grandes agences de Hongkong, en ce moment ? Ils font queue chez le gouverneur pour obtenir des subventions, et les banques refusent de fournir les sommes demandées. Sur le port, les « gens distingués » coltinent des paquets (comme des oies, d'ailleurs). Nous ruinons Hongkong, nous faisons un petit port de l'un des plus riches territoires de la couronne - sans parler de l'exemple. Toi, qu'est-ce que tu fais ?
Hong, d'abord, se tait. Mais, à la façon dont il regarde Garine, je sens qu'il va parler. Enfin, il se décide :
- Tout état social est une saloperie. Sa vie unique. Ne pas la perdre. Voilà.
Mais c'est là une sorte de préliminaire...
- Après ? dit Borodine.
- Ce que je fais, vous demandez ?
Il s'est tourné vers Borodine et le regarde en face, cette fois.
- Ce que vous n'osez pas faire. Crever de travail des hommes pauvres, cela est très honteux, faire tuer par de pauvres bougres les ennemis du parti, cela est bien. Mais se bien garder d'aller salir ses mains à de semblables choses, cela est bien aussi, hein ?
- J'ai peur, peut-être ? répond Borodine, en qui la colère commence à monter.
- De vous faire tuer, non.
Et, secouant la tête de haut en bas :
- Du reste, oui.
- Chacun son rôle !
- Ha ! C'est le mien, hein ?
En lui aussi la colère monte, et son accent devient de plus en plus marqué.
- Croyez-vous que je n'éprouve pas de répulsion ? Moi, c'est parce que cela m'est pénible que je ne le fais pas toujours faire aux autres, vous entendez ? Oui, vous regardez Monsieur Klein. Il a supprimé un Haute-Noblesse, je sais. Je lui ai demandé...
Laissant là sa phrase, il regarde alternativement Borodine et Klein, et rit, nerveusement.
- Tous les bourgeois ils ne sont pas patrons d'usine » murmure-t-il.
Puis, tout à coup, il hausse violemment les épaules et s'en va presque en courant, claquant la porte.
Silence.
- Ça ne va pas mieux, dit Garine.
- Que penses-tu qu'il fasse ? demande Klein.
- À l'égard de Tcheng-Daï ? Tcheng-Daï a presque demandé sa tête...
Et, après avoir réfléchi :
- Il m'a compris lorsque je lui ai dit : une action terroriste doit compter avec la police que les terroristes trouvent en face d'eux. Donc, il va essayer d'en finir avec Tcheng-Daï le plus tôt possible... C'est très probable. Mais, à partir d'aujourd'hui, nous allons être visés nous-mêmes... Au premier de ces messieurs...
Borodine, mordant sa moustache et bouclant son ceinturon qui le gêne, se lève et part. Nous le suivons. Plaqué contre l'ampoule électrique, un gros papillon projette sur le mur une large tache noire.
9 heures .
Sans doute les paroles de Myroff ont-elles laissé Garine inquiet, car, pour la première fois, il fait allusion à sa maladie, sans que je l'interroge.
« La maladie, mon vieux, la maladie, on ne peut pas savoir ce que c'est quand on n'est pas malade. On croit que c'est une chose contre laquelle on lutte, une chose étrangère. Mais non : la maladie, c'est soi, soi-même... Enfin, dès que la question de Hongkong sera résolue... »
Après le dîner, un télégramme est arrivé : l'armée de Tcheng-Tioung-Ming a quitté Waïtchéou et marche sur Canton.
J'apprends en me réveillant que Garine, après une crise, a été emmené à l'hôpital cette nuit. Je pourrai aller le voir à partir de six heures.
Hong et les anarchistes annoncent que des réunions auront lieu cet après-midi, dans les salles dont disposent les principaux syndicats. Hong lui-même prononcera un discours à la réunion de « La Jonque », la plus puissante société de coolies du port de Canton, et à celles de quelques sociétés secondaires. Borodine a désigné pour lui répondre Mao-Ling-Wou, un des meilleurs orateurs du Kuomintang.
Demain, nos agents annonceront l'abandon de la grève générale, à Hongkong ; en même temps, afin que l'inquiétude qui pèse sur la ville ne se dissipe pas, la Sûreté anglaise sera informée par les agents doubles que les Chinois, furieux de ne pouvoir maintenir la grève générale, se préparent à l'insurrection. Les maisons de commerce anglaises, ces derniers jours, ont tenté de créer à Souatéou un service de messageries grâce auquel les objets débarqués dans ce port seraient expédiés dans l'intérieur de la Chine. La grève des coolies a été décrétée hier, sur notre ordre, par les syndicats de Souatéou, la saisie des marchandises d'origine anglaise a été ordonnée ce matin. Enfin, un tribunal extraordinaire vient de partir : tous les commerçants qui ont accepté la livraison de marchandises anglaises seront arrêtés et punis d'une amende des deux tiers de leur fortune. Ceux dont les amendes n'auront pas été acquittées avant dix jours seront exécutés.
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