Dans la rue, j'aperçois Mao qui s'en va. Je tente de l'atteindre, sans y parvenir. Peut-être ne souhaite-t-il pas être vu en compagnie d'un blanc, aujourd'hui...
Je vais à l'hôpital, seul, à pied. La façon dont Mao s'est tiré de la situation dans laquelle il était fait honneur à son habileté, mais si un maladroit n'avait pas crié « Coolie » que serait-il advenu ? Une victoire due à un tel hasard est une victoire vaine. D'ailleurs, Mao n'a défendu que lui... Mon compagnon yunnanais m'a dit lorsqu'il m'a quitté : « Et considérez bien, Monsieur, que si Hong avait été présent encore, Monsieur Mao n'aurait peut-être pas triomphé si aisément... »
Triomphé ?
Lorsque j'arrive à l'hôpital, la nuit est tout à fait venue. Aux quatre coins d'un pavillon, sous les palmes, des soldats, parabellum au poing. J'entre. Les couloirs sont déserts, à cette heure. Seul, un infirmier qui dormait, couché sur le canapé de bois découpé de l'entrée, se réveille en entendant sonner mes talons sur le carrelage et me conduit à la chambre de Garine.
Linoléum, murs blanchis à la chaux, large ventilateur, odeur de médicaments, d'éther surtout. La moustiquaire est à demi relevée : Garine semble couché dans un lit à rideaux de tulle. Je m'assieds à son chevet. L'osier du fauteuil glisse sous mes mains moites. Mon corps fatigué se libère ; dehors, les éternels moustiques bourdonnent... Une palme descend du toit, rigide, silhouette de métal sur la nuit molle et sans formes. L'odeur de la décomposition et celle des fleurs sucrées du jardin montent ensemble de la terre, entrent avec l'air tiède, traversées parfois par une autre : eau croupie, goudron et fer. Au loin, la grêle des mah-jongs, des cris chinois, des klaxons, des pétards ; lorsque arrive, comme d'une mare, le vent du fleuve et que nous nous taisons, nous entendons un violon monocorde : quelque théâtre ambulant, ou quelque artisan qui joue, dormant à demi dans sa boutique close de planches. Une lumière rousse, fumée, monte derrière les arbres ; on dirait que là-bas s'achève quelque immense fête foraine : la ville.
Garine, les cheveux en pluie sur le visage, les yeux à demi fermés, le visage exténué, me demande, dès que j'arrive :
- Alors ?
- Rien d'important.
Je lui donne quelques nouvelles puis je me tais. Dans le couloir et dans la chambre les lampes brûlent, entourées d'insectes, comme si elles devaient brûler toujours. Le pas de l'infirmier s'éloigne...
- Veux-tu que je te laisse ?
- Non, au contraire. Je ne désire pas rester seul. Je n'aime plus penser à moi, et, quand je suis malade, j'y pense toujours...
La fatigue de sa voix d'ordinaire si nette, un peu tremblante ce soir, comme si sa pensée contrôlait à peine ses paroles, s'accorde avec ces lampes tristes, ce silence, cette odeur de corps en sueur qui parfois domine celle de l'éther et du jardin où marchent les soldats, avec tout cet hôpital où semblent seuls vivants les insectes qui bourdonnent, en masses agitées, autour des ampoules...
- C'est bizarre : après mon procès, j'éprouvais - mais très fortement - le sentiment de la vanité de toute vie, d'une humanité menée par des forces absurdes. Maintenant ça revient... C'est idiot, la maladie... Et pourtant, il me semble que je lutte contre l'absurde humain, en faisant ce que je fais ici... L'absurde retrouve ses droits...
Il se retourne dans son lit, et l'odeur acide de la fièvre s'élève.
- Ah ! cet ensemble insaisissable qui permet à un homme de sentir que sa vie est dominée par quelque chose... C'est étrange, la force des souvenirs, quand on est malade. Toute la journée, j'ai pensé à mon procès, je me demande bien pourquoi ? C'est après ce procès que l'impression d'absurdité que me donnait l'ordre social s'est peu à peu étendue à presque tout ce qui est humain... Je n'y vois pas d'inconvénients, d'ailleurs... Pourtant, pourtant... En cet instant même, combien d'hommes sont en train de rêver à des victoires dont, il y a deux ans, ils ne soupçonnaient pas même la possibilité ! J'ai créé leur espoir. Leur espoir. Je ne tiens pas à faire des phrases, mais enfin, l'espoir des hommes, c'est leur raison de vivre et de mourir... Et puis ?.. Naturellement, on ne devrait pas tant parler quand la fièvre est trop forte... C'est idiot... Penser à soi toute la journée !.. Pourquoi est-ce que je pense à ce procès ? Pourquoi ? C'est si loin. C'est idiot, la fièvre, mais on voit des choses...
L'infirmier vient de pousser sans bruit la porte. Garine se retourne encore ; l'odeur humaine de la maladie domine de nouveau celle de l'éther.
« À Kazan, la nuit de Noël 19, cette procession extraordinaire... Borodine était là, comme toujours... Quoi ?.. Ils apportent tous les dieux devant la cathédrale : de grandes figures comme celles des chars du Carnaval, une déesse-poisson, le corps dans un maillot de sirène... Deux cents, trois cents dieux... Luther aussi. Des musiciens hérissés de fourrures font un chambard du diable avec tous les instruments qu'ils ont trouvés. Un bûcher brûle. Sur les épaules des types, les dieux tournent autour de la place, noirs sur le bûcher, sur la neige... Un chahut triomphal ! Les porteurs fatigués jettent leurs dieux sur les flammes : une grande lueur claque les têtes, fait sortir la cathédrale blanche de la nuit... Quoi ? La Révolution ? Oui, comme ça pendant sept ou huit heures ! J'aurais voulu voir l'aube !.. Pourriture !.. On voit des choses. La Révolution, on ne peut pas l'envoyer dans le feu : tout ce qui n'est pas elle est pire qu'elle, il faut bien le dire, même quand on en est dégoûté... Comme soi-même ! Ni avec, ni sans. Au lycée, j'ai appris ça... en latin. On balaiera. Quoi ? Peut-être aussi, y avait-il de la neige... Quoi ? »
Il est à la limite du délire. Enfiévré par le son de sa voix, il a parlé d'un ton un peu élevé qui résonne, perdu, dans l'hôpital. L'infirmier se penche à mon oreille :
« Le docteur a dit de ne pas faire parler longtemps Monsieur le Commissaire à la Propagande... »
Et, à haute voix :
- Monsieur le Commissaire, désirez-vous le chloral, pour dormir ?
Le lendemain .
Robert Norman, le conseiller américain du Gouvernement, a quitté Canton hier soir. Depuis quelques mois, il n'était plus consulté que lorsqu'il s'agissait de prendre des décisions sans importance. Peut-être a-t-il cru n'être plus en sûreté, non sans raison... Borodine, à sa place, a été enfin nommé officiellement conseiller du gouvernement, directeur des services des armées de terre et de l'aviation. Ainsi les actes de Gallen, qui commande l'état-major cantonnais, ne seront plus contrôlés que par Borodine, et l'armée presque tout entière est entre les mains de l'Internationale.
TROISIÈME PARTIE
L'HOMME
Les radios de Hongkong affirment au monde entier que la ville a retrouvé son activité. Mais ils ajoutent Seuls les ouvriers du port n'ont pas encore repris leur travail . Ils ne le reprendront pas. Le port est toujours désert ; la cité ressemble de plus en plus à cette grande figure vide et noire qui se découpait sur le ciel lorsque je l'ai quittée. Hongkong cherchera bientôt quel travail convient à une île isolée... Et sa principale richesse, le marché du riz, lui échappe. Les grands producteurs sont entrés en rapports avec Manille, avec Saïgon. « Hongkong, écrit un membre de la Chambre de Commerce dans une lettre que nous avons interceptée, si le Gouvernement anglais ne décide pas d'intervenir par les armes, sera dans un an le port le plus précaire de l'Extrême-Orient... »
Les sections de volontaires parcourent la ville. Beaucoup d'autos appartenant à des négociants ont été armées de mitrailleuses. Cette nuit, le central téléphonique - pas de défense possible sans téléphone - a été entouré de barricades de fils de fer barbelés. D'autres retranchements sont en construction autour des réservoirs, du palais du Gouverneur et de l'Arsenal. Et, malgré la confiance qu'elle a dans ses miliciens, la Sûreté anglaise prise au dépourvu envoie courrier sur courrier, émissaire sur émissaire au général Tcheng-Tioung-Ming, pour presser sa marche sur Canton.
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