Deux heures d'attente. De temps à autre, nous recevons un nouveau rapport... Une seule alerte : vers quatre heures, l'ennemi avait emporté le deuxième pont. Mais presque aussitôt, la ligne d'ouvriers armés placés partout à l'arrière du quai, arrêtant le corps de Tang, a donné à notre section mobile de mitrailleuses le temps d'arriver, et nous avons reconquis le pont. Puis, dans les ruelles parallèles au quai, on a fusillé.
Vers cinq heures et demie, les premiers fuyards de la division de Feng arrivent. Reçus par les mitrailleuses, ils reprennent la campagne aussitôt.
Inspection de nos postes. L'auto s'arrête à quelque distance ; nous allons à pied, Garine, un secrétaire cantonais et moi, jusqu'à l'extrémité de ces rues dont la perspective est coupée à mi-hauteur par des barricades basses, faites de poutres et de lits de bois. Derrière elles, les mitrailleurs fument de longs cigares indigènes, et jettent de temps à autre un coup d'œil par les meurtrières. Garine regarde en silence. À cent mètres des barricades, les ouvriers armés par nous attendent, accroupis, causant ou écoutant les discours des sous-officiers improvisés, militants de syndicats porteurs de brassards.
Et, dès notre retour à la Propagande, l'attente recommence. Mais ce n'est plus une attente anxieuse : au dernier des postes que nous inspections, un secrétaire a rejoint Garine et lui a apporté un message de Klein : le commandant Chang-Khaï-Shek a forcé les barrages de Tang, et les troupes de ce dernier, débandées elles aussi, tentent de gagner la campagne. La fusillade, qui a cessé du côté des ponts, continue, nourrie, comme une grêle lointaine, sur l'autre rive ; de temps à autre, on entend éclater des grenades, comme d'énormes pétards. La bataille s'éloigne rapidement, aussi rapidement que tombe la nuit. Pendant que je dîne dans le bureau de Nicolaïeff, en classant les derniers rapports de Hongkong, des lumières s'allument ; et la nuit tout à fait venue, je n'entends plus que des détonations isolées, perdues...
Lorsque je redescends au premier étage, une rumeur de paroles et des bruits d'armes viennent, par les fenêtres, de la rue nocturne. Près des autos, dans la lumière triangulaire des phares, des silhouettes de cadets se croisent, noires, rayées de barres qui brillent : des armes. Un bataillon de Chang-Kaï-Shek est déjà dans la rue. On ne distingue rien hors des faisceaux lumineux des phares, mais on sent qu'en bas une foule mouvante anime l'ombre, avec le besoin de parler haut qui suit les combats.
Garine, assis derrière son bureau, mange une longue flûte de pain grillé qui craque entre ses dents et parle au général Gallen qui l'écoute en marchant à travers la pièce.
-... Je ne peux pas donner, dès maintenant, des conclusions. Mais, d'après les quelques rapports que j'ai déjà reçus, je peux affirmer ceci : il y a partout des îlots de résistance ; il y a dans la ville la possibilité d'une nouvelle tentative semblable à celle de Tang.
- Il est pris, Tang ?
- Non.
- Mort ?
- Je ne sais pas encore. Mais aujourd'hui c'est Tang, demain ce sera un autre. L'argent de l'Angleterre est toujours là, et celui des financiers chinois aussi. On lutte ou on ne lutte pas. Mais...
Il se lève, souffle sur le bureau, secoue ses vêtements pour en chasser les miettes de pain, va au coffre-fort, l'ouvre, et en tire un tract qu'il donne à Gallen.
-... voici l'essentiel.
- Hein ! cette vieille crapule !..
- Non. Il ignore certainement l'existence de ces tracts.
Je regarde par-dessus l'épaule de Gallen : le tract annonce la constitution d'un nouveau gouvernement, dont la présidence aurait été offerte à Tcheng-Daï.
« On sait qu'on peut nous l'opposer. Contre toute notre propagande, il y a son influence.
- Tu as ce tract depuis longtemps ?
- Une heure.
- Son influence... Oui, il fait pôle. Tu ne trouves pas que tout cela a assez duré ?
Garine réfléchit :
- C'est difficile...
« D'autant plus que je commence à me méfier de Hong... il se mêle maintenant de faire descendre, de sa propre autorité, des gens qui ont fait au parti des dons considérables...
- Remplace-le.
- Ça demande réflexion : il a de grandes qualités, et le moment est mal choisi. Et puis, s'il cesse d'être avec nous, il sera contre nous.
- Et après ?
- Il ne peut rien sans nous de façon durable ; les terroristes sont toujours imprudents, toujours mal organisés... mais pendant quelques jours...
Le lendemain .
« Naturellement ! » dit Garine en entrant dans son bureau, ce matin, et en voyant de hautes piles de rapports. « Après les histoires, c'est toujours comme ça... » Et nous nous mettons au travail. Une activité furieuse apparaît à travers tous ces rapports que nous mettons en ordre comme des choses mortes. Désirs, volontés d'avant-hier et d'hier, violence d'hommes dont je sais seulement qu'ils sont morts ou en fuite. Et espoir d'autres hommes qui veulent, demain, tenter ce que Tang n'a pas été capable de réussir.
Garine travaille en silence, et réunit tous les documents - ils sont nombreux - qui concernent Tcheng-Daï. Quelquefois, en choisissant ou annotant une pièce au crayon rouge, il dit seulement, à mi-voix : « Encore. »
Vers ce vieillard s'orientent tous nos ennemis. Tang qui croyait passer les ponts assez vite pour s'emparer des armes réunies à la Propagande, voulait lui confier la présidence du nouveau gouvernement. Tous ceux que l'action gêne ou inquiète, tous ceux qui vivent de lamentations, réunis autour des chefs des sociétés politiques secrètes, vieillards qui ont jadis collaboré avec Tcheng-Daï, forment une masse à qui sa vie, à lui Tcheng, donne une sorte d'ordre...
Et voici les rapports de Hongkong : Tang a gagné la ville. L'Angleterre, qui sait combien les fonds de la Propagande sont peu élevés, reprend courage. Je comprends, mieux peut-être que lorsque j'étais à Hongkong même, ce qu'est cette guerre nouvelle où les canons sont remplacés par des mots d'ordre, où la ville battue n'est pas livrée aux flammes, mais à ce grand silence des grèves d'Asie, à ce vide inquiétant des villes abandonnées où quelque silhouette furtive disparaît avec un claquement assourdi de socques solitaires... La victoire n'est plus dans un nom de bataille, mais dans ces graphiques, dans ces rapports, dans la baisse du prix des maisons, dans les demandes de subventions, dans la floraison des plaques blanches qui remplacent peu à peu, à l'entrée des buildings de Hongkong, les raisons sociales des Compagnies... L'autre guerre, l'ancienne, se prépare, elle aussi : l'armée de Tcheng-Tioung-Ming est entraînée sous la direction d'officiers anglais.
« De l'argent, de l'argent, de l'argent ! » disent, l'un après l'autre, les rapports. « Nous allons être obligés de cesser le paiement des allocations de grève... » Et Garine, en face de chaque demande, trace nerveusement un D majuscule : le décret. Nombre de compagnies cantonaises, qu'il ruinerait sans espoir et qui ont proposé naguère à Borodine des sommes élevées, se sont tournées vers les amis de Tcheng-Daï... Vers onze heures, il s'en va.
- Il faut absolument décrocher ce décret. Si Gallen vient, tu lui diras que je suis chez Tcheng-Daï. »
Je travaille ensuite avec Nicolaïeff. Ce chef de la Sûreté est un ancien agent de l'Okhrana, dont Borodine connaît le dossier, aujourd'hui à la Tchéka. Affilié aux organisations terroristes avant la guerre, il fit arrêter nombre de militants. Il était fort bien renseigné, car il joignait à ses propres indications celles de sa femme, terroriste sincère et respectée, qui mourut de façon singulière. Diverses circonstances éloignèrent de lui la confiance de ses camarades, sans permettre néanmoins la naissance d'une opinion assez ferme pour justifier son exécution. Dès lors, l'Okhrana le tint pour brûlé, et ne le paya plus. Il était incapable de travailler. Il erra de misère en misère, fut guide, marchand de photos obscènes... Périodiquement, il implorait la police qui lui envoyait quelque argent pour le secourir ; il vivait écœuré de lui-même, à vau-l'eau, lié cependant à cette police par une sorte d'esprit de corps. En 1914, sollicitant cinquante roubles - ce fut sa dernière demande - il dénonçait, comme pour s'acquitter, sa voisine, vieille femme qui cachait des armes...
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