- Huit. La propagande les a-t-elle travaillées, les troupes de Tang ?
- Très peu : les hommes sont presque tous Honanais et Yunnanais.
- Tant pis. Combien ont-ils de mitrailleuses ?
- Une vingtaine.
- Tu pourras avoir en ville cinq à six cents cadets, Garine, pas plus.
- Dès que l'action sera engagée, vous rappliquerez.
- Nous sommes donc d'accord : dès que les troupes de Tang seront alertées tu enverras les cadets dont tu disposeras, avec la section de mitrailleuses, et la police derrière. Et nous viendrons par le haut.
- Entendu.
L'homme s'en va.
- Dis donc, Garine, c'est le Chef de l'État-Major ?
- Oui : Gallen.
- Ce qu'il peut avoir l'air d'un officier du tsar !
- Comme les autres...
Nouveau Chinois, cheveux blancs en brosse.
Il s'approche, touche le bureau de l'extrémité de ses doigts, et attend.
- Vous avez tous vos sans-travail en main ?
- Oui, Monsieur.
- Combien pourrait-on en réunir en une demi-heure ?
- Avec quels moyens, Monsieur ?
- Moyens rapides. Négligez la question du transport.
- Plus de dix mille.
- Bien. Je vous remercie.
À son tour, le Chinois aux beaux cheveux blancs s'en va.
- Qu'est-ce que c'est que celui-là ?
- Chef du Bureau des Allocations. Un lettré. Ancien mandarin chassé. Des histoires...
Il rappelle le planton.
- Envoie tous ceux qui attendent encore chez le Commissaire à la Police Générale.
Mais, par la porte entrouverte, un nouveau Chinois, vient d'entrer, tranquille, après avoir frappé en passant deux petits coups. Obèse comme Nicolaïeff, rasé, avec une bouche épaisse et un visage sans traits, il sourit largement, découvrant des dents aurifiées, et tient entre ses doigts un énorme cigare. Il parle anglais.
- Le bateau de Vladivostock est arrivé, monsieur Garine ?
- Ce matin.
- Quelle quantité de gazoline ?
- Quinze cents... (suit le nom d'une mesure chinoise que je ne connais pas).
- Quand sera-t-elle livrée ?
- Demain. Le chèque ici même, comme d'habitude.
- Voulez-vous que je le signe immédiatement ?
- Non. Chaque chose en son temps.
- Alors, au revoir, monsieur Garine. À demain.
- À demain.
« Il nous achète les produits que nous envoie l'U. R. S. S., me dit Garine à mi-voix en français pendant que le Chinois s'en va. L'Internationale n'est pas riche, en ce moment, et les envois de matières premières sont bien nécessaires. Enfin, ils font ce qu'ils peuvent : gazoline, pétrole, armes, instructeurs... »
Il se lève, va jusqu'à la porte, regarde ; plus personne. Il revient à son bureau, se rassied et ouvre un dossier : HONGKONG. Les derniers rapports. Il me passe, de temps à autre, certaines pièces qu'il veut classer à part. Pour avoir moins chaud, j'abaisse la manette qui commande le ventilateur ; aussitôt les feuilles s'envolent. Il arrête le ventilateur, reclasse les feuilles éparses et continue à souligner certaines phrases au crayon rouge. Rapports, rapports, rapports. Pendant que je prépare un résumé de ceux qu'il a choisis, il sort. Rapports...
La grève qui paralyse Hongkong ne se maintiendra pas plus de trois jours, sous sa forme actuelle.
Supposons que les ouvriers qui ne recevront plus les secours de grève attendent dix jours avant de travailler à nouveau : en tout treize jours. Donc, si, avant quinze jours, Borodine n'a pas trouvé un nouveau moyen d'action, les bateaux anglais seront dans le port de Canton. Hongkong se relèvera ; tout l'enseignement de cette grève aura été donné en vain. Le coup porté à Hongkong est très dur ; les banques ont perdu, et perdent encore chaque jour des sommes énormes ; de plus, les Chinois ont vu que l'Angleterre n'est pas invulnérable. Mais, à l'heure actuelle, nos subventions et celles des banques anglaises font vivre une ville de trois cent mille habitants où personne ne travaille. De ce jeu, qui se lassera d'abord ? Nous, nécessairement. Et, du côté de Waïtchéou, l'armée de Tcheng-Tioung-Ming se prépare à entrer en campagne...
Reste l'interdiction de toucher Hongkong faite à tous les capitaines dont les bateaux doivent se rendre à Canton. Mais il faut pour cela un décret, et, tant que Tcheng-Daï possédera la puissance qui est actuellement la sienne, le décret ne sera pas signé.
Hongkong : l'Angleterre. Derrière l'armée de Tcheng-Tioung-Ming : l'Angleterre. Derrière la nuée de sauterelles qui entoure Tcheng-Daï : l'Angleterre.
Quelques livres sont posés sur le bureau : le dictionnaire sino-latin des Pères, deux livres anglais de médecine : Dysentery, Paludism . Quand Garine revient, je lui demande s'il est vrai qu'il ne se soigne pas.
- Mais si, je me soigne ! Bien entendu ! Je ne me suis pas toujours soigné très sérieusement, parce que j'avais autre chose à faire, mais cela n'a pas grande importance : pour guérir, il faut que je rentre en Europe ; je le sais. Je resterai là-bas le moins longtemps possible. Mais comment veux-tu que je m'en aille actuellement ! »
J'insiste à peine : cette conversation l'irrite. Et le planton vient d'apporter une lettre qu'il lit attentivement. Puis il me la tend, disant seulement : « Les mots au crayon rouge sont écrits par Nicolaïeff. »
C'est une nouvelle liste, semblable à celle qu'a reçue Garine au début du déjeuner, mais plus longue : Borodine, Garine, E. Chen, Sun-Fo, Liao-Chong-Hoï, Nicolaïeff, Sémionoff, Hong, de nombreux Chinois que je ne connais pas. Nicolaïeff a ajouté dans le coin, en rouge : liste complète des gens à faire arrêter ET EXÉCUTER SÉANCE TENANTE. Et il a ajouté au bas, à la plume, rapidement : ils sont en train de faire graver des proclamations .
À cinq heures, le planton apporte une nouvelle carte. Garine se lève, va jusqu'à la porte et s'efface pour laisser passer Tcheng-Daï. Le petit vieillard entre, s'assied dans le fauteuil, allonge ses jambes, plonge ses mains dans ses manches et regarde Garine retourné derrière son bureau, avec une bienveillance un peu ironique. Mais il se tait.
- Vous désiriez me voir, monsieur Tcheng-Daï ?
Il fait : oui, de la tête, sort lentement ses mains de ses manches et dit, de sa voix faible :
- Oui, monsieur Garine, oui. Je ne crois pas devoir vous demander si vous connaissez les attentats qui se sont succédé ces jours derniers.
Il parle très lentement, avec soin, l'index levé.
« J'admire trop vos qualités pour penser que vous les ignorez, étant donné les relations confiantes que votre fonction vous oblige à entretenir avec monsieur Nicolaïeff...
« Monsieur Garine, ces attentats se succèdent trop. »
Garine répond par un geste qui signifie : « Qu'y puis-je ? »
- Nous nous comprenons, monsieur Garine, nous nous comprenons...
- Monsieur Tchen-Daï, vous connaissez le général Tang, n'est-ce-pas ?
- Monsieur le général Tang est un homme loyal et juste.
Et, posant lentement la main droite sur le bureau, comme pour souligner ce qu'il dit :
- Je compte obtenir du Comité Central des mesures effectives pour réprimer les attentats. Je crois qu'il serait bon de faire mettre en accusation les hommes connus de tous comme chefs de groupes terroristes. Monsieur Garine, je désire savoir quelle sera votre attitude, quelle sera l'attitude de vos amis en face des propositions que je vais présenter.
Il retire sa main, et la replonge dans sa manche.
- Depuis quelque temps, répond Garine, il faut reconnaître, monsieur Tcheng-Daï, que les instructions que vous avez données à vos amis se sont opposées d'une façon rigoureuse - et un peu malencontreuse - à tous nos désirs.
- On vous a trompé, monsieur Garine ; sans doute avez-vous quelques mauvais conseillers, ou vos informations ont-elles été mal prises ? Je n'ai donné aucune instruction.
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