André Malraux - Les conquérants

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Tour à tour aventurier, communiste, résistant, visionnaire, romancier, ministre, André Malraux est une personnalité marquante de l'histoire du XXe siècle français. C'est cette vision protéiforme, unique et originale qui traverse "Les conquérants". Publié en 1928, ce livre dérouta la critique de l'époque, à la fois essai, récit de voyage, reportage, roman ou document historique. Divisé en trois parties, "Les approches", "Puissances" et "L'homme", il retrace la vie, en pleine révolution chinoise, de Garine et Borodine, aventuriers visant à l'émancipation du peuple chinois. Dans un style fort, Malraux mêle terreur, ruse et passion au service de la liberté. Dans les affres d'une révolution sans scrupule et impitoyable, ces deux hommes sont de nouveaux conquérants, entre drame classique et roman d'intrigue. Un classique de la littérature française du XXe siècle. "Ce livre n'appartient que bien superficiellement à l'histoire. S'il a surnagé, ce n'est pas pour avoir peint tels épisodes de la Révolution chinoise, c'est pour avoir montré un type de héros en qui s'unissent l'aptitude à l'action, la culture et la lucidité. Ces valeurs étaient indirectement liées à celles de l'Europe d'alors".
(André Malraux, "Appel aux intellectuels", 1948).

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- Disons des indications.

- Pas même... J'ai exposé ma façon de penser, donné mon opinion, c'est tout...

Il sourit de plus en plus.

« Je suppose que vous n'y voyez pas d'inconvénient ?

- Je fais grand cas de votre opinion, Monsieur ; mais j'aimerais - nous aimerions - que le Comité en fût informé autrement...

- Que par ses agents de police, monsieur Garine ? Moi aussi. Il eût pu, par exemple, m'envoyer un de ses membres, une personne qualifiée. Il le pouvait bien certainement (il s'incline légèrement) et la preuve, c'est que nous sommes ensemble.

- Il y a quelques mois, notre Comité ne se voyait pas obligé de me déléguer pour connaître vos opinions ; vous les lui faisiez connaître vous-même...

- La question est donc de savoir si c'est moi qui ai changé, ou si c'est vous... Je ne suis plus un jeune homme, monsieur Garine, et vous reconnaîtrez peut-être que ma vie...

- Personne ne songe à contester votre caractère, pour lequel nous avons tous du respect : nous n'ignorons pas ce que vous doit la Chine. Mais...

Il s'était incliné, et souriait. Entendant : mais , il se redresse, inquiet, et regarde Garine.

« ... mais vous ne contestez pas, me semble-t-il, la valeur de notre action. Et cependant, vous tentez de l'affaiblir.

Tcheng-Daï se tait, espérant que le silence gênera Garine, et qu'il continuera à parler. Après un moment, il se décide.

- « Peut-être, en effet, est-il souhaitable que notre situation devienne plus nette... Les qualités de certains membres du Comité, et les vôtres en particulier, monsieur Garine, sont éminentes. Mais vous donnez une grande force à un esprit qu'il nous est impossible d'approuver pleinement. Quelle importance vous accordez à l'école militaire de Wampoa ! »

Il écarte les mains, comme un prêtre catholique déplorant les péchés de ses fidèles.

« Je ne suis pas suspect de tenir à l'excès aux vieilles coutumes chinoises ; j'ai contribué à les détruire. Mais je crois, je crois fermement, je dirai même : j'ai la conviction, que le mouvement du parti ne sera digne de ce que nous attendons de lui qu'à la condition de rester fondé sur la justice. Vous voulez attaquer ? »

D'une voix encore affaiblie :

« Non... Que les impérialistes prennent toutes leurs responsabilités. Quelques nouveaux assassinats de malheureux feront plus pour la cause de tous que les cadets de Wampoa...

- C'est faire bon marché de leur vie. »

Il rejette la tête en arrière pour regarder Garine, ce qui lui donne l'aspect d'un vieux maître chinois indigné par la question d'un élève. Je le crois en colère, mais rien n'en paraît. Ses mains sont toujours dans ses manches. Pense-t-il à la fusillade de Shameen ? Enfin, il dit, comme s'il exposait la conclusion de ses réflexions :

- Oh ! Moins que de les envoyer se faire fusiller par les volontaires de Hongkong, ne trouvez-vous pas ?

- Mais la question ne se pose pas. Vous savez comme moi que la guerre n'aura pas lieu, que l'Angleterre ne peut pas la faire ! Chaque jour démontre à tous les Chinois - et le parti y contribue - la stupidité du bluff européen, le néant d'une force appuyée sur des baïonnettes pendues au mur et des canons bouchés.

- Je n'en suis pas si certain que vous semblez l'être. La guerre ne vous déplairait pas... Elle montrerait à tous votre habileté, qui est remarquable, les qualités d'organisateur de Monsieur Borodine et les qualités guerrières de Monsieur le Général Gallen.

(Quel accent de mépris secret sur le mot : guerrières...)

- N'est-ce donc pas une chose haute et juste que la délivrance de la Chine entière ?

- Vous êtes bien éloquent, monsieur Garine... Mais nous ne voyons pas cela de la même façon. Vous aimez les expériences. Vous employez, pour les exécuter, comment puis-je dire ?.. ce dont vous avez besoin. Il s'agit, en l'occurrence, du peuple de cette ville. Vous l'avouerai-je ? Je préférerais qu'il ne fût pas employé à cette besogne. J'aime à lire des contes tragiques, et le sais les admirer ; je n'aime pas à en contempler le spectacle dans ma propre famille. Si j'osais exprimer ma pensée dans une forme trop violente, qui la dépasse, et employer une expression dont vous vous servez parfois, à propos d'un tout autre objet, je dirais que je ne puis voir sans regret mes compatriotes transformés... en cobayes...

- Il me semble que si une nation a servi de sujet d'expériences au monde entier, ce n'est pas la Chine, c'est la Russie.

- Sans doute, sans doute... Mais elle avait peut-être besoin de cela. Ce besoin, vous l'éprouvez, vous et vos amis. Certes, le danger venu, vous ne le fuirez pas...

Il s'incline.

- Ce n'est pas - à mon avis, monsieur Garine - une raison suffisante pour l'aller chercher.

« Je veux, - je souhaite - que les Chinois soient jugés partout en Chine par des tribunaux chinois, protégés réellement par des gendarmes chinois, qu'ils possèdent en vérité, et non pas en principe, une terre dont ils sont les maîtres légitimes. Mais nous n'avons pas le droit d'attaquer l'Angleterre d'une façon effective, par un acte du Gouvernement. Nous ne sommes pas en guerre. La Chine est la Chine, et le reste du monde est le reste du monde... »

Gêné, Garine ne répond pas tout de suite. Tcheng-Daï reprend :

- Je sais trop à quoi tend cette attaque... Je sais trop qu'elle va contribuer à maintenir le fanatisme qui est venu ici avec vous...

Garine le regarde.

« Fanatisme dont je ne conteste pas la valeur, mais que je ne puis accepter, à mon regret très vif, monsieur Garine. C'est sur la vérité seule que l'on fonde... »

Il écarte les mains, comme s'il s'excusait.

- Croyez-vous, monsieur Tcheng-Daï, que l'Angleterre se soucie de la justice autant que vous ?

- Non... C'est pourquoi nous finirons par la vaincre sans mesures violentes, sans combat. Avant que cinq ans se soient écoulés, aucun produit anglais ne pourra plus pénétrer en Chine. »

Il pense à Gandhi... Garine, frappant la table du bout de son crayon, répond lentement :

- Si Gandhi n'était pas intervenu - au nom de la justice, lui aussi - pour briser le dernier Hartal, les Anglais ne seraient plus aux Indes.

- Si Gandhi n'était pas intervenu, monsieur Garine, l'Inde, qui donne au monde la plus haute leçon que nous puissions entendre aujourd'hui, ne serait qu'une contrée d'Asie en révolte...

- Nous ne sommes pas ici pour donner de beaux exemples de défaites !

- Soyez remercié d'une comparaison qui m'honore plus que vous ne pouvez croire, mais dont je ne suis pas digne. Gandhi sait racheter par ses propres souffrances les erreurs de ses compatriotes.

- Et les coups de fouet que leur vaut sa vertu.

- Vous êtes passionné, monsieur Garine. Pourquoi vous irriter ? Entre vos idées et les miennes, la Chine choisira...

- C'est à nous de faire de la Chine ce qu'elle doit être ! Mais pourrons-nous le faire si nous ne sommes pas d'accord entre nous, si vous lui enseignez à mépriser ce qui lui est le plus nécessaire, si vous ne voulez pas admettre que ce qu'il faut d'abord, c'est EXISTER !

- La Chine a toujours pris possession de ses vainqueurs. Lentement, il est vrai. Mais toujours...

« Monsieur Garine, si la Chine doit devenir autre chose que la Chine de la Justice, celle que j'ai - modestement - travaillé à édifier ; si elle doit être semblable à...

(Un temps. Sous-entendu : à la Russie).

« Je ne vois pas la nécessité de son existence. Qu'il en reste un grand souvenir. Malgré tous les abus de la dynastie mandchoue, l'histoire de la Chine est digne de respect...

- Croyez-vous donc que les pages que nous sommes en train d'en écrire donnent l'impression d'une déchéance ?

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