2 heures .
À la Propagande, avec Garine, dans le bureau qui m'est destiné. Au mur un portrait de Sun-Yat-Sen, un portrait de Lénine, et deux affiches coloriées : l'une figure un petit Chinois enfonçant une baïonnette dans le derrière rebondi de John Bull les quatre fers en l'air, tandis qu'un Russe en bonnet de fourrure dépasse l'horizon, entouré de rayons, comme un soleil ; l'autre représente un soldat européen, armé d'une mitrailleuse, tirant sur une foule de Chinoises et d'enfants qui lèvent les bras. Sur la première, en chiffres européens : 1925 et le caractère chinois : aujourd'hui ; sur la seconde, 1900 et le caractère : jadis. Une large fenêtre devant laquelle un store jaune saturé de soleil est baissé. À terre, une pile de journaux chinois qu'un planton vient chercher. Les secrétaires de ce service en tirent toutes les caricatures politiques et les classent avec des résumés des principaux articles. Sur le bureau Louis-XVI, réquisitionné, une caricature oubliée, un double sans doute ; c'est une main qui porte, imprimé sur chacun de ses doigts : Russes, Étudiants, Femmes, Soldats, Paysans ; et, dans la paume : Kuomintang. Garine (serait-il devenu soigneux, lui aussi ?) la froisse et la jette au panier. Au mur, un cartonnier, et une porte par laquelle cette pièce communique avec celle où se tient Garine, pleine, elle aussi, de cette lumière tamisée, jaune et dense, que laissent passer les stores. Mais il n'y a pas d'affiches au mur, et le cartonnier est remplacé par le coffre-fort. À la porte, un factionnaire.
Le Commissaire à la Police générale, Nicolaïeff, est assis dans un fauteuil, le ventre en avant, les jambes écartées. C'est un homme très gros, dont le visage a cette expression d'aménité que donne aux obèses blonds un nez légèrement retroussé. Il écoute Garine, les yeux fermés, les mains croisées sur le ventre.
- Enfin, dit Garine, tu as lu tous les rapports qui t'ont été envoyés ?
- Jusqu'à cette minute même...
- Bien. À ton avis, Tang va-t-il marcher contre nous ?
- Sans hésiter : voici la liste des Chinois qu'il a l'intention de faire arrêter. Sans parler de toi.
- Penses-tu que Tcheng-Daï soit au courant ?
- Ils veulent se servir de lui, voilà tout...
Le gros homme s'exprime en français avec un très léger accent. Le ton de la voix - on dirait, malgré la netteté des réponses, qu'il parle à une femme ou qu'il va ajouter : mon cher - le calme du visage, l'onction de l'attitude font songer à un ancien prêtre.
- Disposes-tu de beaucoup d'agents, à la Secrète ?
- Mais, presque de tous...
- Bien : la moitié des hommes dans la ville pour annoncer que Tang, payé par les Anglais, prépare un coup d'État qui doit faire de Canton une colonie anglaise. Milieux populaires, bien entendu. Un quart aux permanences des Syndicats : de bons agents. Très important. Le reste, parmi les sans-travail, avec des numéros de la Gazette de Canton , pour bien montrer que les amis de Tang ont demandé la suppression de l'indemnité de grève que nous faisons verser.
- Les sans-travail inscrits sont, voyons...
- Laisse le dossier tranquille : vingt-six mille.
- Bon, nous aurons assez d'hommes.
- Plus quelques agents choisis, ce soir, aux réunions du parti, pour insinuer que Tang va être radié, qu'il le sait et qu'il place maintenant son espoir hors du parti. Ça, assez vague.
- Entendu.
- Tu es absolument certain, n'est-ce pas, qu'il est impossible de le faire coffrer, Tang ?
- Hélas !
- Dommage. Il ne perdra rien pour attendre.
Le gros homme s'en va, son dossier sous le bras. Garine sonne. Le planton apporte un paquet de cartes de visites qu'il pose sur la table en prenant une cigarette dans la boîte, ouverte, de Garine.
- Fais entrer les délégués des syndicats.
Sept Chinois entrent, l'un derrière l'autre - veste au col fermé et pantalons de toile blanche - en silence.
Des jeunes, des vieux. Ils se placent devant la table, en demi-cercle. L'un des plus âgés s'assied à demi sur le bureau : l'interprète. Tous écoutent Garine :
Il est probable qu'un coup d'État va être tenté contre nous cette semaine. Vous connaissez aussi bien que moi les opinions du général Tang et de ses amis ? Je n'ai pas besoin de vous rappeler combien de fois notre camarade Borodine a dû intervenir au Conseil pour faire maintenir le paiement des allocations de grève à Canton. Vous représentez, avant tout, nos sans-travail qui se sont dépensés sans compter, aux dernières réunions syndicales, pour faire reconnaître par tous les camarades vos qualités ; je sais que je peux compter sur vous. Voici d'ailleurs la liste des gens qui, suspects à Tang, à Tcheng-Daï et à leurs amis, doivent être arrêtés dès le début du mouvement.
Il leur passe une liste. Ils lisent, puis se regardent les uns les autres.
- Vous reconnaissez vos noms ? Donc, à partir du moment où vous sortirez de ce bureau...
À la fin de chaque phrase, l'interprète, d'une voix sourde, traduit ; les autres répondent par un murmure : litanies.
-... Vous ne devez plus rentrer chez vous. Chacun de vous restera à la permanence du syndicat, et y dormira. Pour vous...
Il désigne trois Chinois.
« ... dont les permanences sont trop éloignées pour être défendues, vous irez, en sortant, chercher les archives et les apporterez ici. Je vous ai fait préparer des bureaux. Chacun de vous donnera à ses piquets de grève (2)des instructions précises : il faut que nous puissions réunir tous nos hommes en une heure. »
Pendant qu'il parlait, il a fait circuler la boîte de cigarettes, qui est revenue sur la table. Il la referme avec un léger claquement, et se lève. L'un après l'autre, comme ils sont entrés, les Chinois sortent, lui serrant la main au passage. Il sonne.
- Que celui-là écrive la cause de sa visite, dit-il au planton, en lui rendant l'une des cartes. En attendant fais entrer Lo-Moï.
C'est un Chinois de petite taille, rasé, au visage couvert de boutons, qui se place devant Garine, respectueusement, les yeux baissés.
- Dans les derniers déclenchements de grève, à Hongkong et ici, trop de discours inutiles. Si les camarades se croient dans un Parlement, ils se trompent ! Et, une fois pour toutes, ces discours-là doivent être soutenus par un objet : si la maison du patron est trop loin, ou si elle est trop proche, ils peuvent toujours avoir son auto sous la main. Je répète, pour la dernière fois, que les orateurs doivent montrer ce qu'ils attaquent. Que je n'aie plus à revenir là-dessus.
Le petit Chinois s'incline et sort. Le planton rentre avec la carte que Garine lui a rendue tout à l'heure, et la lui tend.
- Pour des tanks ?
Garine hausse les sourcils.
- Enfin, ça regarde Borodine.
Il écrit sur la carte l'adresse de Borodine, et quelques mots (d'introduction, sans doute). On frappe à la porte, deux coups.
- Entrez !
Un Européen, au visage vigoureux taché d'une moustache américaine, vêtu du même uniforme kaki d'officier que Garine, pousse la porte.
- Garine, bonjour.
Il parle français, mais c'est encore un Russe.
- Bonjour, général.
- Eh bien ? Il se décide, monsieur Tang ?
- Tu es au courant ?
- À peu près. Je viens de voir Boro. Il souffre, ce pauvre garçon, en vérité ! Le docteur dit qu'il craint l'accès.
- Quel docteur : Myroff ou le Chinois ?
- Myroff. Alors, Tang ?
- Deux ou trois jours encore...
- Il n'a que son millier d'hommes ?
- Et ce qu'ils pourront trouver avec leur argent et celui des Anglais. Quinze à dix-huit cents en tout. En combien de temps l'armée rouge (3)peut-elle être ici, au minimum ? Six jours ?
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