C'est cela qu'ils veulent : me réduire, montrer au monde que je ne suis plus rien, dès lors qu'on m'a placé parmi les rats .
C'est maintenant qu'il me faut être Empereur, c'est maintenant qu'il me faut mener un combat sans autre issue que la mort .
Je dois former le carré. Je suis à moi seul toute ma Grande Armée. Je suis la Vieille Garde qui meurt et ne se rend pas .
- On peut me violenter, dit-il, mais pas m'avilir.
Il se dresse à nouveau. Il donne des coups de pied pour écarter les rats.
- Je me suis élevé de rien à être le plus grand monarque du monde. L'Europe était à mes pieds. En dépit des libelles, je ne crains pas pour ma renommée ; la postérité me fera justice.
Il regarde la rue.
La foule est toujours là, éclairée maintenant par la lune. Elle grouille. Elle murmure.
Oublier ces visages, oublier cette île. Poursuivre ma route, ici, en esprit. Imposer aux geôliers et aux bourreaux ma liberté de rester moi, dans leur prison. Et chaque fois qu'ils essaieront d'empiéter sur ma personne, les repousser. Ne plus les voir. Ni eux, ni les rats, ni les mouches, ne pas sentir le vent, la chaleur, l'humidité. Maintenir .
- Les grands événements, reprend-il, ont glissé sur moi comme du plomb sur du marbre.
Ce qui se produira ici ne m'entamera pas davantage. Tout cela n'est rien, puisque j'ai parcouru mon destin en pleine lumière. Et c'est mon destin que je dois servir, maintenant .
- Si je fusse mort, sur le trône, dans les nuages de la toute-puissance, dit-il, je serais demeuré un problème pour bien des gens ; aujourd'hui, grâce au malheur, on pourra me juger à nu.
Il s'installe aux Briars, dans une dépendance de la maison de W. Balcombe, un agent de la Compagnie des Indes, entourée d'églantiers et de palmiers. Il faut attendre que l'aménagement de la résidence de Longwood, située au sommet d'un plateau désertique, soit terminé.
Ici ou ailleurs, pourquoi pas ?
Marchand et les domestiques s'affairent pour reconstituer la chambre dans une pièce aux cloisons de bois que percent les rats. Les Montholon et leurs enfants, Gourgaud, Las Cases et son fils Emmanuel se répartissent comme ils peuvent dans une série de réduits ou sous la tente. Les Bertrand ont choisi une maison située à Hut's Gate, à quelque distance de Briars.
Au travail !
Il recommence à dicter à Las Cases. Il met les autres membres de son entourage à la tâche. Il explore le domaine des Briars, puis, quand il le peut, il va plus loin, sur l'un des chevaux mis à sa disposition par l'amiral Cockburn. Parfois, les deux jeunes filles des Balcombe viennent auprès de lui.
La cadette, Betsy, est gaie, bavarde, espiègle. Il se prête au jeu pour quelques instants. Il rit. Et tout à coup se ferme. Un officier anglais chargé de la surveillance demande à lui être présenté. Il ne reçoit pas ses geôliers. Que le grand maréchal du Palais, Bertrand, le renvoie. Qu'on n'oublie pas qui je suis, maître de ma prison.
- Si l'on veut violer mon intérieur, je vous préviens que les soldats n'y entreront que sur mon cadavre !
L'officier n'insiste pas. Et il en sera de même pour tous ceux qu'il ne veut pas recevoir, qui ne seront admis en audience qu'autant qu'ils se seront soumis à l'étiquette, qu'ils verront les officiers de la Maison impériale, Bertrand, Montholon, Gourgaud.
Je n'accepterai aucune invitation. Ni dîner ni bal. Qu'imagine donc cet amiral Cockburn, que je vais me montrer à ces « rats » ? Derrière ces politesses anglaises, je ne trouve que « malveillances et insultes » .
Il parle avec Las Cases. Souvenez-vous, commence-t-il.
- Sur le Northumberland , comme je ne voulais pas rester à table deux ou trois heures me poussant du vin à me faire ivre, je sortais pour me promener sur le pont. Comme je me levai, l'amiral Cockburn dit d'une manière méprisante : « Je pense que le général n'a jamais lu lord Chesterfield », ce qui voulait dire que je manquais de politesse et ne savais pas me tenir à table. Cockburn n'est qu'un requin ! Qui ose m'appeler général Buonaparte ! De quel droit ? Comme si l'on pouvait me dépouiller de ce que je suis.
Il hausse les épaules.
- Il n'appartient à personne sur la terre de m'ôter les qualifications qui sont les miennes.
Il fait encore quelques pas, puis il ajoute :
- Après tout, ils auront beau retrancher, supprimer, mutiler, il leur sera bien difficile de me faire disparaître tout à fait ! Un historien français sera pourtant bien obligé d'aborder l'Empire ; et s'il a du cœur, il faudra bien qu'il me restitue quelque chose, qu'il me fasse ma part, et sa tâche sera aisée car les faits parlent et brillent comme le soleil.
Il rentre, recommence à dicter. Il tousse. L'humidité imprègne les murs, il fait froid, et tout à coup c'est un coup de vent sec qui brûle, comme un souffle du désert. Puis voici le brouillard. La sécheresse de l'air fait surgir de la terre une vapeur humide, c'est l'eau des averses précédentes que le sol détrempé dégage ainsi.
Il s'emporte.
- Dans cette île maudite, on ne voit ni soleil ni lune pendant la plus grande partie de l'année, toujours de la pluie et du brouillard !
Il grelotte. Lorsqu'il marche, le souffle lui manque. La nuit tombe. Il murmure : « Encore un jour de moins. »
Mais commence alors le temps qui paraît éternel de la nuit. Il lit. Il se lève. Marchand ou Ali l'éclairent, lui apportent à boire. Il est en sueur. La toux s'obstine. Il suffoque. Il a mal au côté gauche. Il marche dans les petites pièces.
Où vont ces jours et ces nuits ? Quel est le but, sinon la mort ?
- J'ai besoin d'être poussé, dit-il ; le plaisir d'avancer peut seul me soutenir.
Travailler, travailler donc.
Il dicte. Il se fait relire le récit de ses campagnes. Il lit, puisqu'une partie des ouvrages de sa bibliothèque a été enfin débarquée. Mais les Anglais ouvrent sa correspondance, cherchent à l'humilier.
Il est indigné. Geôliers mesquins et sordides !
Il est assis à table. Sa petite Cour l'entoure. Il exige que, pour le dîner, on revête les uniformes, on arbore les décorations, que Mmes Montholon et Bertrand se présentent en robes de cérémonie. L'étiquette, le respect des apparences, la discipline sont une façon de demeurer ce que nous sommes. Tout s'est réduit autour de nous. Plus de palais, plus de chambellans et de courtisans. Préservons ce qui dépend de nous.
Brusquement, il se lève, s'emporte.
- À quel infâme traitement ils nous ont réservés ! Ce sont les angoisses de la mort ! À l'injustice, à la violence, ils joignent l'outrage, les supplices prolongés ! Si je leur étais si nuisible, que ne se défaisaient-ils de moi ? Quelques balles dans la tête et dans le cœur eussent suffi ! Il y eût eu du moins quelque énergie dans le crime.
Il montre la vaisselle impériale, qu'enfin les marins du Northumberland lui ont apportée.
- Si ce n'était vous autres, vos femmes surtout, je ne voudrais recevoir ici que la ration du simple soldat, dit-il.
Il a un rictus de mépris.
- Les souverains d'Europe m'appelaient leur frère. L'empereur d'Autriche était mon beau-père, murmure-t-il. Or, on ne me donne aucune nouvelle de mon fils. On laisse polluer en moi le caractère sacré de la souveraineté ! Je suis entré vainqueur dans leurs capitales ; si j'y eusse apporté les mêmes sentiments, que seraient-ils devenus ?
On se lève de table. Mme Montholon passe dans ce qu'on appelle le salon. Elle va jouer au piano et chanter quelques airs. Il faut que le temps passe, que la nuit soit le plus largement entamée. Il fait taire de la main les bavardages, les querelles qui commencent.
Ils se haïssent entre eux, déjà. Ils jalousent Las Cases parce qu'il reçoit la plupart de mes confidences, que je lui dicte l'essentiel de mes réflexions. Et Gourgaud est envieux de tous .
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