Il s'éloigne jusqu'au bastingage, revient.
- Oui, il faudra travailler ; le travail aussi est la faux du temps. Après tout, on doit remplir ses destinées ; c'est aussi ma grande doctrine. Eh bien, que les miennes s'accomplissent !
Il dresse la liste de ceux qui vont l'accompagner : les Montholon, les Bertrand, Las Cases et son fils. Voilà quelle sera ma « Cour » . Il y aura douze domestiques, dont Marchand, le mameluk Saint-Denis, dit Ali, Cipriani. Et le docteur irlandais Barry O'Meara.
Mais il faut encore protester, auprès de lord Keith, auprès du contre-amiral sir George Cockburn, qui a été lui aussi au siège de Toulon, qui commande le Northumberland et va gouverner Sainte-Hélène.
- Je ne quitte pas ce bâtiment, le Bellerophon , et l'Angleterre de plein gré, c'est vous, amiral, qui m'entraînez.
Mais je me rendrai à bord du Northumberland. Ma décision est prise. On n'aura pas à m'y traîner de force .
- Oh, vous n'aurez qu'à me donner un ordre, dit-il à Cockburn.
Ma destinée s'accomplit. Je ne l'entraverai pas .
La garde du Northumberland lui rend les honneurs au haut de l'échelle de coupée. Il se retourne. C'est le temps des adieux. Le général Lallemand et Savary, duc de Rovigo, ne seront pas du voyage. Ils se pressent avec quelques officiers autour de Napoléon. Certains pleurent. Il embrasse Lallemand et Savary.
- Soyez heureux, mes amis. Nous ne nous reverrons plus.
Il garde le silence quelques secondes.
- Mais ma pensée ne vous quittera pas, reprend-il, ni vous ni ceux qui m'ont servi. Dites à la France que je fais des vœux pour elle.
Il rentre dans sa cabine, se couche sur son petit lit de fer aux rideaux de soie verte que Marchand a installé contre la coque. Le plafond est bas. Il entend les sabots des marins qui claquent sur le pont. Il se tourne. Près du lit, Marchand a disposé le lavabo en argent, ainsi que l'écritoire portative aux armes impériales. Les livres de la bibliothèque mobile sont à portée de main.
C'est un bivouac de campagne. Pour ma dernière guerre, sans armes, sans Vieille Garde .
Ma seule force est mon esprit. Ma puissance est dans ma volonté .
Il se lève. Le navire roule.
Ce mercredi 9 août 1815, le Northumberland , entouré d'une petite escadre, fait route vers le sud par forte houle.
34.
Ne pas céder. Rester soi.
Il arpente le pont du Northumberland , les mains derrière le dos. Il prise. Il s'appuie à l'un des canons de bâbord. Il sent que des centaines d'yeux sont fixés sur lui, du haut des vergues, du poste d'équipage, de la dunette, tous ceux qui l'aperçoivent l'observent avec avidité.
Il y a plus de mille hommes à bord de ce vaisseau de soixante-quatorze canons. Et tous veulent me voir .
Mais c'est moi qui fais baisser leurs yeux. Moi, qui ne suis pas l'Empereur vaincu, moi, qui demeure un homme qu'on ne peut pas plier .
Il regarde vers l'est. Cette ligne noire à l'horizon, c'est la Bretagne. Adieu, la France. Mais il ne s'abandonne pas à la nostalgie ou à l'émotion. Il est impassible. Et cela surprend les Anglais qui le guettent.
Que lui importe où il est ? À bord de ce navire anglais ? Dans cette salle à manger où l'amiral Cockburn est choqué parce que Napoléon prend sa côtelette avec les doigts, ou bien qu'il se lève quand, après quelques minutes, il a terminé son repas et que les autres sont encore tous à demeurer assis ?
Où suis-je ?
Parfois, il lui semble qu'il se retrouve au temps de son enfance, perdu, seul au milieu d'une foule d'inconnus. Il ne comprend pas leur langue, il est contraint de se défendre à chaque instant contre leur moquerie - Paille-au-Nez, disaient-ils.
Il est à Autun. Il est à Brienne. Il est sur le Northumberland qui vogue vers Sainte-Hélène. Et il ne cède pas.
Je reste moi .
On ne lui arrachera pas ce qu'il a vécu. Il est entré dans Milan, dans Berlin, dans Vienne et Madrid, dans Moscou. Il a fait des rois. Il a imposé sa volonté au pape.
Qu'importe où je suis ?
Toute la gloire passée lui appartient. Et sa volonté est aussi forte que celle de l'enfant de Brienne, qui ne possédait rien d'autre que son esprit.
Il commence à dicter, chaque matin à partir de onze heures, à Las Cases.
Le temps s'écoule vite. Le lendemain, Las Cases relit.
Campagnes d'Italie, campagne d'Égypte. Les lieux, les visages, les émotions d'alors, les choix qu'il m'a fallu faire. Et la bravoure et le sacrifice des soldats. Tout revient .
- Après tout, mon cher, dit-il à Las Cases, ces Mémoires seront aussi connus que tous ceux qui les ont devancés ; vous vivrez autant que tous leurs auteurs ; on ne pourra jamais s'arrêter sur nos grands événements, écrire sur ma personne sans avoir recours à vous.
La mer se creuse dans le golfe de Gascogne. Voici les côtes d'Espagne. Un navire apparaît. C'est le Peruvian , qui a été chargé par l'amiral Cockburn de faire escale à Guernesey afin d'acheter douze cents bouteilles de vin français pour améliorer l'ordinaire. Son capitaine monte à bord du Northumberland . Il a pu se procurer à Guernesey tous les Moniteur du mois de juillet, ainsi que plusieurs autres quotidiens.
Napoléon lit ces journaux seul dans sa cabine.
Ne pas céder à l'amertume.
C'est donc ainsi qu'on parle de moi : l'Usurpateur, l'Ogre, la bête féroce enfin emprisonnée. On se moque. On trahit. Tous se sont ralliés. On arrête et on tue les « bonapartistes ». La Bédoyère va être jugé. On annonce déjà qu'il sera condamné à mort. Ney est recherché. Dans toute la Provence, on assassine mes partisans .
Napoléon reste enfermé. Il entend les bruits des sabots des marins qui courent sur le pont. On hisse les voiles. On va s'enfoncer vers le sud, on va franchir l'équateur, connaître les chaleurs moites et immobiles du golfe de Guinée. Puis ce seront les falaises de Sainte-Hélène.
Rester soi.
Il recommence à dicter.
- J'ai confiance dans l'Histoire, dit-il. J'ai eu de nombreux flatteurs, et le moment présent appartient aux détracteurs acharnés. Mais la gloire des hommes célèbres est comme leur vie, exposée à des fortunes diverses. Il viendra un jour où le seul amour de la vérité animera des écrivains impartiaux.
Il élève la voix. Personne ne pourra effacer ce qu'il a été, ce qu'il a fait. Cela s'inscrira dans la mémoire des hommes. Il faut vivre. Ne pas céder, rester soi, pour creuser cette trace, combattre les calomniateurs, imposer sa vision aux générations futures. Égaler, surpasser même, le César de la Guerre des Gaules et le Plutarque des Vies des hommes illustres .
- Dans ma carrière, dit-il, on relèvera des fautes sans doute, mais Arcole, Rivoli, les Pyramides, Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, c'est du granit. La dent de l'envie n'y peut rien.
Ils entrent tous dans sa cabine. Et il est surpris de cette audace. Il y a là, se pressant les uns contre les autres, Montholon, Bertrand, leurs épouses et leurs enfants, Gourgaud, Las Cases et son fils. Puis, derrière eux, les domestiques, qui ont envahi la coursive.
J'avais oublié. C'est le mardi 15 août 1815, mon quarante-sixième anniversaire .
Il monte sur le pont. À dîner, l'amiral Cockburn et les officiers anglais portent un toast. Puis, au salon, il joue avec Cockburn au vingt et un, gagne près de cent napoléons, interrompt le jeu, parce qu'il est sûr qu'il pourrait dépouiller l'amiral et qu'il s'y refuse. Il fait quelques pas avec Las Cases.
- J'avais le goût de la fondation et non celui de la propriété, dit-il. Ma propriété à moi était dans la gloire et la célébrité. Le Simplon pour les peuples, le Louvre pour les étrangers m'étaient plus à moi une propriété que des domaines privés. Je me surprenais parfois à trouver que les dépenses de Joséphine, dans ses serres ou sa galerie, étaient un véritable tort pour mon jardin des Plantes ou mon musée de Paris.
Читать дальше