Il s'assied sur l'affût de canon où il a pris l'habitude de prendre place.
- C'est après la victoire de Lodi, murmure-t-il, qu'il me vint dans l'idée que je pourrais bien devenir, après tout, un acteur décisif sur notre scène politique. Alors naquit la première étincelle de la haute ambition.
Quarante-six ans ! Maintenant tout est joué. Il regarde les enfants de Montholon et de Bertrand qui courent sur le pont.
Il a un fils. Et il est seul.
Mais tant qu'il y aura des hommes, on se souviendra de son destin. Il en est persuadé. Il le veut.
Que la mémoire de ce que j'ai accompli soit ma dynastie .
Il saisit le bras de Las Cases, l'entraîne vers la poupe.
- Je n'ai point usurpé de couronne, dit-il. Je l'ai relevée dans le ruisseau. Le peuple l'a mise sur ma tête, qu'on respecte ses actes !
Parfois la nausée le prend. Il y a tempête alors qu'on fait relâche à Madère. Et puis c'est l'immobilité, les voiles tombant, mortes, dans la moiteur du golfe de Guinée.
On fouette des marins que la longueur du voyage pousse à l'indiscipline et à la grogne. Il s'indigne. Quelle est cette manière barbare et stupide de commander aux hommes ?
Monotonie des jours. Ne pas céder. Rester soi. Ne pas s'émouvoir quand un énorme requin qu'on vient de pêcher et de jeter sur le pont se débat et l'éclabousse de sang.
J'ai vu tant d'hommes les entrailles ouvertes .
Il se souvient de Duroc.
Pourquoi un boulet, à Waterloo, ou même à la Moskova, ne m'a-t-il pas emporté ?
Il regarde une carte, comme il l'a fait tant de fois la veille d'une bataille. Voilà Sainte-Hélène, un îlot de cent vingt-deux kilomètres carrés, d'à peine trois mille quatre cents habitants et soldats, dont plus de la moitié d'esclaves, à près de deux mille kilomètres de la côte africaine, et à plus de deux mois de navigation de l'Angleterre !
Et c'est déjà le samedi 14 octobre 1815. Le vent, enfin, s'est mis à souffler. Les voiles sont gonflées. L'homme de vigie crie. La terre est en vue. Puis le vent tombe, et la mer sous la lune redevient cette plaque noire et lisse.
Ma prison, le théâtre de ma dernière bataille est là, dans la nuit .
Il se lève à l'aube, va vers la proue. Il voit des falaises sombres, puis, dans une entaille, une petite ville, quelques maisons aux toits rouges, le clocher d'une église, des palmiers et, de part et d'autre de cette vallée encaissée, sur les hauteurs, des canons. C'est Jamestown, la seule agglomération de l'île.
Bien. C'est ainsi .
Il appelle Las Cases. Il faut travailler comme chaque jour. Il entre dans sa cabine, demande à Las Cases de lui relire ce qu'il a dicté la veille, puis reprend.
« Je revins de la campagne d'Italie n'ayant pas trois cent mille francs en propre ; j'eusse pu facilement en rapporter dix ou douze millions, ils eussent été les miens. Je n'ai jamais rendu de comptes, on ne m'en demanda jamais. Je m'attendais à mon retour à quelque grande récompense nationale, mais le Directoire fit écarter la chose. »
Mais il y a toujours une issue. Toujours une bataille à conduire. Jusqu'à ce que la mort vous prenne.
La coque du Northumberland craque. Les voiles claquent sèchement. Le navire s'approche de l'île. Puis, ce dimanche 15 octobre 1815, c'est le bruit des chaînes de l'ancre. On est au mouillage. Il est dix heures trente.
Il monte sur le pont. L'île est noire, hostile. On y débarquera demain, explique l'amiral.
- Ce n'est pas un joli séjour, dit Napoléon en se tournant vers le général Gourgaud.
Il montre les falaises, les amoncellements de rochers.
- J'aurais mieux fait de rester en Égypte ! lance-t-il d'un ton ironique.
Puis il se dirige vers sa cabine, les mains croisées derrière le dos.
35.
Il est assis sur le rebord du lit, dans ce réduit étouffant au premier étage de l'auberge de Porteous House, située à quelques centaines de mètres des quais du port de Jamestown.
Tout à coup, ces frôlements, ces couinements qui remplissent la pièce. Marchand, le valet, pousse un cri, élève le flambeau au-dessus de sa tête, éclaire ce que l'amiral Cockburn a osé appeler une chambre. Dans la lumière qui se répand, dévoile le plancher, il voit ces énormes rats noirs, peut-être une dizaine, qui ne s'enfuient pas mais observent, les yeux rouges. Marchand va vers eux, les disperse.
Ils s'écartent, disparaissent dans des trous des cloisons, se glissent entre les lattes du parquet.
Île maudite ! Napoléon se lève, va jusqu'à l'étroite fenêtre.
Combien de nuits suivront cette première nuit du lundi 16 au mardi 17 octobre 1815 ? Il va et vient. Il distingue dans l'obscurité de la rue, devant l'auberge, la foule qui se presse. Il ne monte d'elle aucun cri, mais une rumeur, celle d'un grouillement. Il a si souvent dû affronter une foule, parfois hostile comme au Caire, ou dans les villages d'Égypte, ou bien dans certaines villes allemandes. Il a rencontré la haine et, le plus souvent, l'enthousiasme. Mais jamais il n'a, jamais, traversé une foule comme celle qui le guettait entre le port et l'auberge et que contenaient les soldats de la garnison.
C'est donc ça, la population de Sainte-Hélène ? Il y avait, dans les regards et les visages éclairés par les torches des marins du Northumberland , la curiosité avide, une sorte de jubilation apeurée, quelque chose de vil. Les plus dignes étaient ces Noirs, des esclaves, qui se tenaient en retrait en compagnie de métis, de Chinois, de mulâtres, mais au premier rang cette populace blanche - ces femmes aux traits grossiers, ces visages brutaux de marins, de négociants, d'agents de la Compagnie des Indes - lui a inspiré le mépris. Des rats ! oui, comme ceux qui reviennent dans cette chambre, passent entre les jambes.
Combien de nuits encore à vivre, à mourir ici ?
Il pense aux acclamations de la population de Portoferraio, quand il a débarqué à l'île d'Elbe, à ses chants et à ses vivats quand il est reparti à la conquête de la France, il y a à peine sept mois.
Et maintenant, il est ici - ici, dans cette « île épouvantable » qui est aussi une prison.
- J'aurais dû finir plus tôt, murmure-t-il. Je pense que j'aurais dû mourir à Waterloo. Peut-être avant. Fussé-je mort à Moscou, ma renommée serait celle du plus grand conquérant qu'on ait connu.
Il regarde Marchand. Le valet de chambre se tient appuyé au mur. Il a tenté de transformer ce réduit en bivouac. Mais mieux valait une grange sur un champ de bataille, une ferme détruite par les boulets, et remplie de soldats morts ou blessés, que cette pièce sordide envahie de rats. Mieux valait la guerre, la mort, à cette île.
Il l'a observée du Northumberland toute la journée. Il a vu les falaises, les plateaux dénudés, les arbres nains, couchés par le vent. Il a deviné la succession des pluies, des coups de vent froid et d'une chaleur accablante. Puis il a vu cette foule mêlée d'esclaves et de petits maîtres.
Voilà ma prison, au milieu de l'océan, parmi les rats. Moi !
Il retourne vers le lit. Il s'assied à nouveau, invite Marchand à l'imiter. Le valet s'installe par terre.
J'ai parlé avec les rois, les maréchaux, les ministres, les savants. J'ai dicté des codes et des lois qui ont changé les mœurs, j'ai conçu des plans de campagne qui ont mis en branle des centaines de milliers d'hommes. Et je n'aurai plus désormais pour interlocuteur que ce jeune homme dévoué, mon valet Marchand, ou bien ces quelques fidèles qui, comme cela s'est déjà produit à bord du Northumberland, se déchirent, se jalousent, parce que l'exil est un malheur .
Si je cède d'un pas aux Anglais, si j'oublie qui je suis, d'où je viens, ce que j'ai fait, si ma vigilance faiblit, alors tout sera emporté, moi, ma dignité ; et ma gloire passée sera ternie, souillée par cette soumission .
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