- Qu'Hudson Lowe m'envoie un cercueil ! Deux balles dans la tête, voilà ce qu'il faut.
Mourir ?
La mort va le prendre ici. Il se sent souvent las. Il grossit. Cet homme bedonnant aux membres maigres dont il aperçoit la silhouette dans un miroir, c'est lui ! Voilà ce que la vie a fait de moi .
Mourir ? Quand ? Comment ? Il y songe chaque jour.
Il ne ressent aucune angoisse, plutôt une sorte de curiosité.
- L'homme ne doit jurer de rien sur tout ce qui concerne ses derniers instants, dit-il à Las Cases.
« Dire d'où je viens, reprend-il, ce que je suis, où je vais, est au-dessus de mes idées, et pourtant tout cela est. Je suis la montre qui existe et qui ne se connaît pas. Mais je puis paraître devant ce tribunal de Dieu, je puis attendre son jugement sans crainte.
Il montre à Las Cases les feuillets que celui-ci a couverts d'une écriture abrégée pour pouvoir suivre la dictée rapide de Napoléon.
- Je n'ai voulu que la gloire, la force, le lustre de la France ; toutes mes facultés, tous mes efforts, tous mes moments étaient là. Ce ne saurait être un crime, je n'ai vu là que des vertus.
Il fait quelques pas.
- Je suis sorti des rangs du peuple, reprend-il, aucun des actes de ma vie n'a trahi mon origine ; aucun des intérêts du peuple n'a été méconnu par mes actes comme Empereur, tous ont été la préoccupation constante de ma pensée quand je régnais.
Je ne règne plus. Je ne régnerai plus. On me laissera mourir ici. Cette humidité me ronge. Et les puissances coalisées se sont entendues pour me laisser pourrir sur ce rocher. Les commissaires autrichien, russe, français sont arrivés. Face à eux tous, mon seul pouvoir est la pensée, ces phrases que je dicte à Las Cases et qui s'inscriront dans les esprits et y demeureront après ma mort. Que me reste-t-il d'autre ? J'ai tout vécu. Même la grâce de Mme Montholon et la force de Mme Bertrand ne m'attirent plus. On jase pourtant. Mais que m'importe !
Cela aussi, c'est le passé.
Il dit à Gourgaud :
- Vous êtes jeune. Parlons de nos amours, des femmes. Elles auraient été le charme de ma vie, si j'en avais eu le temps, mais les heures étaient si courtes, j'avais tant de choses à faire !
Il regarde longuement le portrait de Marie-Louise, puis du roi de Rome. Il parle de Joséphine.
- Elle a donné le bonheur à son mari et s'est constamment montrée son amie la plus tendre. Elle professait à tout moment et en toutes occasions la soumission, le dévouement, la complaisance la plus absolue. Aussi lui ai-je toujours conservé les plus tendres souvenirs et la plus vive reconnaissance.
Pourquoi me rappeler ses trahisons ?
Mais je me souviens de tout. « Une tête sans mémoire est une place sans garnison. » Et la mienne est pleine de troupes .
Il dicte. Il n'oublie rien, il vérifie après coup. Tout ce qu'il a vécu, lu est présent. Il s'arrête. Il est quatre heures, ce 25 novembre 1816. Il voit tout à coup un groupe de cavaliers se diriger vers Longwood. À leur tête, Hudson Lowe.
Il dit à Bertrand :
- Allez voir ce que veut cet animal.
Les Anglais ont décidé d'arrêter Las Cases et son fils. Las Cases est accusé d'avoir tenté de faire passer en secret une lettre en Europe, par l'intermédiaire d'un domestique.
Le père et le fils s'éloignent, entourés par des soldats qui portent deux malles de papiers.
Imprudent Las Cases, qui compromet mon projet. Si Hudson Lowe s'empare de ces écrits, les détruit, que me restera-t-il ?
« Avec ce boia - bourreau -, il n'y a ni sécurité ni garantie. Il viole toutes les lois. La joie rayonnait dans ses yeux quand il est venu, parce qu'il a trouvé un nouveau moyen de nous tourmenter.
Comme il entourait la maison avec son état-major, j'ai cru voir des sauvages de la mer du Sud dansant autour des prisonniers qu'ils vont dévorer !
« Mon cher, ils me tueront ici, c'est certain ! »
Hudson Lowe va expulser Las Cases, et peut-être ce dernier n'en est-il pas mécontent ! Tels sont les hommes, et comment le lui reprocher ? Qu'il publie ce que j'ai dicté, puisqu'il sait faire des livres .
« Mon cher comte de Las Cases, commence à écrire Napoléon le 11 décembre 1816, mon cœur sent vivement ce que vous éprouvez, vous êtes enfermé au secret. Votre conduite à Sainte-Hélène a été comme votre vie, honorable et sans reproche : j'aime à vous le dire.
« Votre société m'était nécessaire. Seul vous lisez, vous parlez et entendez l'anglais. Combien vous avez passé de nuits pendant mes maladies. Cependant je vous engage et au besoin vous ordonne de requérir le commandant de ce pays de vous renvoyer sur le Continent. Ce sera pour moi une grande consolation que vous savoir en chemin pour de plus fortunés pays. »
Puisque Las Cases doit et sans doute veut partir, que ce soit avec mon assentiment !
Napoléon reprend.
« Si vous voyez un jour ma femme et mon fils, embrassez-les. Depuis deux ans, je n'en ai aucune nouvelle, ni directe, ni indirecte.
« Toutefois consolez-vous et consolez mes amis. Mon corps se trouve, il est vrai, au pouvoir de la haine de mes ennemis : ils n'oublient rien de ce qui peut assouvir leur vengeance, ils me tuent à coups d'épingle ; mais la Providence est trop juste pour qu'elle permette que cela se prolonge longtemps encore.
« Comme tout porte à penser qu'on ne vous permettra pas de venir me voir avant votre départ, recevez mes embrassements, l'assurance de mon estime et mon amitié : soyez heureux !
« Votre dévoué : Napoléon. »
36.
Est-ce possible ?
Il n'y a qu'un peu plus de quatorze mois qu'il vit sur cette île insalubre, qu'on l'a enterré là, plutôt, et ce lundi 1 er janvier 1817 il se sent accablé, avec l'impression qu'il est là depuis toujours. Le brouillard recouvre le plateau. L'humidité suinte. Les rats sont au travail. Mais quand cessent-ils ? Ils courent, ils couinent, ils rongent, ils traversent la chambre, la salle à manger. On les chasse, ils reviennent, insolents, indifférents, agressifs. Comment célébrer ce début de l'année 1817 ?
- Je suis dans un tombeau, dit-il à Montholon et à Bertrand. Je ne me sens pas le courage d'une fête de famille.
Plus tard, peut-être, quand il aura lu, dicté. Mais Las Cases n'est plus là, et il se persuade que, l'un après l'autre, ses proches vont le quitter.
Mme de Montholon est enceinte et ne rêve que de départ. Gourgaud s'en prend aux uns et aux autres parce qu'il ne supporte plus l'inactivité. Il est jeune, vigoureux. Et Mme Bertrand proclame partout qu'elle ne veut pas passer un nouveau printemps ici. Il me restera Marchand. Peut-être ! Parce que certains domestiques intriguent eux aussi pour regagner l'Europe .
Il murmure à Montholon :
- Je vous verrai vers quatre heures, le travail aura chassé les pensées de la nuit.
Il commence à dicter ses réflexions sur la campagne de France, les Cent-Jours, Waterloo. Mais il s'interrompt vite. Est-ce que tout cet effort a un sens ?
Il dit à Montholon :
- À quoi bon présenter tous ces Mémoires à la postérité ? Nous sommes des plaideurs qui ennuient leur juge. La postérité saura bien découvrir la vérité sans que nous nous donnions tant de peine pour la faire parvenir.
Il retourne dans sa chambre, s'allonge. Il éprouve de plus en plus le besoin de dormir, de somnoler, comme une manière d'oublier. Puis il se redresse. Il faut encore combattre. Il doit tenir jusqu'à ce que ses forces l'abandonnent. Il rentre au salon, distribue des cadeaux aux uns et aux autres, joue quelques instants avec les enfants. Puis il entend Gourgaud qui proteste. Encore des rivalités. Encore des querelles stupides. Il crie à Gourgaud :
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