— Mon seigneur, dit-il, j’ai creusé ce canal dix années durant, jour et nuit, en semaine comme pendant les jours de fête. Mon maître m’a promis que si je parvenais à amener l’eau dans ce vallon que vous voyez, il me céderait un cinquième de la récolte et me donnerait la liberté … Vous entendez ? La liberté ! Pour moi et mes trois enfants ! Pitié, par tous les dieux, pitié !..
Il leva les bras au ciel et poursuivit, s’adressant à Eunane :
— Ils ne me comprennent pas, ces étrangers barbus, cette engeance, ces frères des Juifs et des Phéniciens ! Mais toi, écoute-moi ! Depuis dix ans, pendant que les autres allaient au marché ou à la fête, ou à la procession du temple, je venais, moi, dans ce ravin lugubre. Je négligeais la tombe de ma mère pour creuser ce canal ; j’oubliais même le culte des morts pour assurer un jour à mes enfants un lopin de terre et la liberté ! Que de fois la nuit m’a surpris ici ! Que de fois j’ai entendu le cri des hyènes et vu briller les yeux des loups ! Mais je ne m’enfuyais pas, car l’espoir de liberté retenait mes jambes … Un jour, je vis un lion s’avancer vers moi ; je me mis à genoux et je le suppliai : « Seigneur, ne me dévore pas ! Je ne suis qu’un esclave ! ». Le lion eut pitié de moi, les loups m’ont épargné, et c’est vous, des Égyptiens …
Le paysan se tut subitement. Il avait vu approcher le ministre et sa suite. À l’éventail, il avait reconnu qu’il s’agissait de quelqu’un d’important, et à la peau de panthère il avait compris que c’était un prêtre. Il courut à lui et, se mettant à genoux, frappa le sol du visage.
— Que veux-tu ? demanda Herhor.
— Veuille m’écouter, splendeur céleste ! s’écria le paysan. Que le bonheur soit sur toi, que tes entreprises réussissent, que le Nil te soit favorable !
— Que veux-tu donc ? répéta le ministre avec agacement.
— Bon seigneur, psalmodiait le paysan, toutes choses, père du pauvre, protecteur de l’infortuné … Fais que je puisse bénir ton nom mais … Rends la justice, noble seigneur !..
— Il demande qu’on ne touche pas à son fossé, expliqua Eunane.
Le ministre haussa les épaules et se dirigea vers le canal à demi comblé sur lequel on venait de jeter une passerelle. Le paysan, désespéré, lui enlaça les jambes.
— Qu’on l’écarte ! cria Herhor, comme si une vipère l’avait mordu.
Le scribe Pentuer détourna la tête. Son visage maigre était devenu livide. Ce fut Eunane qui saisit le paysan par le cou. Il ne parvenait pas à détacher le malheureux des jambes du ministre et appela des soldats à la rescousse. Herhor fut libéré en un instant et traversa le pont de bois.
Les soldats empoignèrent le paysan et le portèrent jusqu’au bout de la colonne. Là, ils lui administrèrent cent coups de bambou puis l’abandonnèrent à l’entrée du ravin.
Ensanglanté, fou de frayeur, le misérable s’assit sur le sable ; au bout d’un instant, il se dressa sur ses pieds et se mit à fuir en direction de la route en gémissant :
— Terre, engloutis-moi ! Maudit soit le jour qui m’a vu naître !.. Il n’y a pas de justice pour les esclaves et les dieux eux-mêmes dédaignent les êtres qui n’ont des mains que pour travailler, des yeux que pour pleurer et des dos que pour recevoir des coups !.. O mort, réduis mon corps en poussière afin que dans les champs d’Osiris je ne renaisse pas esclave.
Bouillonnant de colère, le prince Ramsès escaladait la colline en compagnie de Tutmosis. Ce dernier avait perdu toute son élégance : sa perruque était de travers, sa barbiche s’était détachée et il la tenait à la main ; son visage était pâle sous la couche de fard.
Parvenu au sommet, le prince s’arrêta. Du ravin montaient le tumulte des machines de guerre et les cris des soldats. Devant eux s’étendait la plaine de Gosen, éclaboussée de soleil.
Le prince étendit le bras devant lui.
— Regarde, dit-il à Tutmosis, ici sont mes terres et là sont mes soldats. Or ici les maisons les plus belles sont les demeures des prêtres, et là le chef suprême est un prêtre !.. Pui-je tolérer cela ?
— Il en a toujours été ainsi, dit Tutmosis en jetant autour de lui un regard craintif pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls.
— C’est faux ! Je connais l’histoire de ce pays. Les pharaons seuls commandaient jadis l’armée et dirigeaient l’État ; ils ne passaient pas leurs journées à prier et à faire des sacrifices, mais à gouverner …
— Mais si Sa Sainteté le pharaon trouve que c’est bien ainsi …
— Mon père ne trouve pas bien que les nomarques règnent en maîtres dans leurs villes, que le vassal éthiopien se considère comme l’égal du roi des rois ; il ne trouverait pas bien non plus que son armée contourne deux scarabées parce que le ministre de la guerre est un prêtre !
— C’est un grand guerrier, pourtant ! murmura Tutmosis, de plus en plus effrayé.
— Lui, un grand guerrier ? Parce qu’il a battu une poignée de brigands libyens qui devraient fuir à la seule vue des soldats égyptiens ? Vois plutôt comment se comportent nos voisins ! Israël ne paie pas le tribut, ou paie de moins en moins ; les Phéniciens retirent chaque année quelques-uns de leurs vaisseaux de notre flotte ; nous sommes menacés sans cesse par les Hittites, ce qui nous force à entretenir une armée importante ; Babylone et Ninive bougent au point que toute la Mésopotamie s’en ressent !.. Et quel est, en dernier ressort, le résultat du gouvernement des prêtres ? Il est que mon grand-père avait cent mille talents de revenus annuels et cent soixante mille soldats, tandis que mon père n’a plus qu’un revenu de cinquante mille talents et cent vingt mille hommes ! Et quels soldats ! S’il n’y avait pas les régiments grecs pour les encadrer, ils n’obéiraient plus qu’aux prêtres !
— Comment sais-tu tout cela et d’où te viennent toutes ces pensées ?
— Comment je le sais ? Mais ce sont les prêtres qui m’ont élevé, alors que je n’étais pas encore héritier du trône. Ils m’ont révélé leurs secrets … Mais tu verras dès que je serai devenu pharaon, je poserai sur leur échine ma sandale de cuivre ! En premier lieu, je puiserai dans leur trésor, car il s’est démesurément gonflé et il dépasse de loin celui du pharaon …
— Malheur à toi et malheur à moi ! soupira Tutmosis. Tu as des pensées qui feraient fuir cette colline si elle pouvait te comprendre … Et de quelles forces disposes-tu ? Quels sont tes partisans ? Quels soldats as-tu ? Le peuple tout entier, mené par les prêtres, se dressera contre toi ! Qui restera à tes côtés ?
Le prince écoutait en silence. Enfin, il répondit :
— L’armée …
— La plus grande partie suivra les prêtres !
— Les régiments grecs …
— Une goutte d’eau dans le Nil !
— Les fonctionnaires …
— Ils sont acquis à tes ennemis !
Ramsès secoua tristement la tête et se tut.
Ils descendirent l’autre flanc de la colline. Soudain, Tutmosis, qui marchait en avant, s’arrêta.
— Je crois rêver ! s’écria-t-il. Regarde, Ramsès : une deuxième Égypte s’abrite derrière ces rochers !
— C’est sans doute encore une de ces propriétés appartenant aux prêtres, et qui ne paie pas l’impôt, dit le prince avec amertume.
Il regarda attentivement et vit une vallée fertile, en forme de fourche, dont les extrémités se cachaient derrière les rochers. On apercevait les chaumières des paysans, la maison du propriétaire, nette et soignée, des palmiers, des oliviers, de la vigne, des jeunes cyprès et même quelques petits baobabs. Un cours d’eau serpentait à travers la propriété.
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