Quoique le ministre marchât en tête de la colonne, il n’ignorait rien de ce qui se passait derrière lui. Toutes les heures environ, un soldat, un prêtre, quelquefois un esclave, s’approchait, comme distraitement, de la litière de Herhor et disait quelques mots à ce dernier. Parfois, Herhor inscrivait ce qu’il venait d’apprendre, mais la plupart du temps il le notait dans sa mémoire, qu’il avait prodigieuse. Personne ne prêtait attention à ce manège : les officiers, grands seigneurs, étaient trop préoccupés par leurs fonctions, leurs conversations ou leurs chants pour observer le ministre.
Le 15 juin, l’état-major de l’héritier du trône campa pour la nuit à une lieue du gros des troupes qui occupaient déjà leurs positions de combat le long de la route au-delà de Pi-Bailos. À l’aube, les collines du désert prirent des teintes violettes et le soleil apparut derrière elles. La terre de Gosen plongea dans un bain de lumière rose, et les villages, les temples, les palais des seigneurs, les masures des paysans semblaient autant de flammes allumées au milieu de la verdure. Bientôt, l’occident se fit d’or, et on eût dit que la verte terre de Gosen fondait dans une vapeur brillante, tandis que les canaux s’emplissaient d’argent fondu. Puis, les collines virèrent au mauve. Leur ombre noire faisait des taches sombres sur le sable clair du désert.
Les sentinelles postées le long de la route voyaient distinctement, au-delà du grand canal, les champs couverts de palmiers. Du lin poussait là, du blé aussi, et l’orge de la deuxième récolte mûrissait déjà. Des paysans sortaient des huttes disséminées entre les arbres ; ils avaient la peau cuivrée et ne portaient pour tout vêtement que le petit tablier égyptien. Les uns allèrent vers les canaux, qu’ils devaient nettoyer et d’où ils puisaient l’eau à l’aide de machines semblables aux balanciers des puits. D’autres se dispersèrent entre les arbres et commencèrent la cueillette des figues et des raisins. Des enfants couraient de tous côtés. Des femmes vêtues de chemises sans manches vaquaient à leurs besognes.
Cependant, la route se couvrait de soldats. Un groupe de cavaliers passa au galop ; il fut suivi d’un régiment d’archers, puis apparurent les frondeurs armés de glaives courts, et portant des sacs gonflés de projectiles. À cent pas derrière eux marchaient deux groupes de fantassins, le javelot ou la hache au poing. Ils portaient des boucliers ; leur poitrine était protégée par une sorte de cotte de mailles, et ils s’abritaient du soleil sous des casques garnis de tissu retombant sur les épaules. L’étoffe qui les habillait était bleue rayée de blanc, ou bien jaune rayée de noir, ce qui les rendait semblables à de grands frelons.
La litière du ministre, entourée de fantassins, suivait l’avant-garde. Derrière elle marchait le régiment grec, casqué de cuivre et couvert d’armures ; sa marche pesante faisait penser au marteau qui résonne dans la forge. Derrière les Grecs, on entendait le grincement des chars. Tout ce déploiement de troupes avançait dans la poussière dorée, écrasé par la chaleur ardente.
Soudain, un cavalier se détacha de l’avant-garde et alla avertir Herhor de l’arrivée du prince. Le ministre eut à peine le temps de quitter sa litière qu’un groupe d’hommes à cheval apparut sur la route. Ils descendirent de leurs montures et s’avancèrent vert Herhor qui vint à leur rencontre ; ils se saluèrent mutuellement à plusieurs reprises, tout en marchant.
— Sois le bienvenu, fils du pharaon, puisses-tu vivre éternellement ! dit le ministre.
— Sois le bienvenu, puisses-tu vivre longtemps, père vénéré ! répondit l’héritier du trône.
Puis, sans transition, il ajouta :
— Vous avancez comme si l’on vous avait scié les jambes. Et Nitager sera sur nous d’ici deux heures !
— Tu dis vrai. Ton état-major marche très lentement.
— Eunane m’a dit, (Ramsès désigna un officier couvert d’amulettes, debout près de lui), Eunane m’a dit que vous n’avez pas envoyé de patrouilles dans les ravins ; pourtant, c’est de là que pourrait surgir l’ennemi en temps de guerre.
— Je ne suis pas ici pour commander mais pour observer, répondit calmement Herhor.
— Et que fait Patrocle ?
— Patrocle escorte les machines de guerre, avec les Grecs.
— Et Tutmosis, mon cousin et lieutenant ?
— Il paraît qu’il dort encore.
Ramsès frappa rageusement du pied et se tut. C’était un beau jeune homme au visage d’une douceur féminine ; la colère ajoutait encore à son charme. Il était vêtu d’une tunique à raies blanches et bleues et coiffé d’un casque aux mêmes couleurs. Il portait au cou une chaîne en or et sous le bras gauche un glaive à la poignée étincelante.
— Je crois, Eunane, dit le prince en s’adressant à l’officier, que toi seul veilles ici à mes intérêts !
L’officier couvert d’amulettes se prosterna jusqu’au sol.
— Tutmosis est un paresseux, dit le prince. Eunane, retourne à ton poste. Que l’avant-garde, au moins, ait un chef !
Puis, jetant un coup d’œil sur la suite qui l’entourait.
— Qu’on avance ma litière. Je suis épuisé.
— Les dieux connaissent donc la fatigue ? murmura derrière lui Eunane.
— Va donc rejoindre ton poste ! ordonna le prince.
— Ne veux-tu pas que j’aille patrouiller dans les ravins ? demanda l’officier à voix basse. Je t’en prie, donne-moi des ordres ! Partout où je me trouve, mon cœur t’est acquis. Je voudrais deviner tes moindres volontés …
— Je connais ton dévouement, répondit Ramsès. Va vite et veille à tout.
Eunane se tourna vers Herhor.
— Père vénéré, je me mets humblement à tes ordres, dit-il.
À peine Eunane fut-il parti qu’un grand tumulte s’éleva en queue de la colonne en marche. On ne parvenait pas à retrouver la litière du prince héritier. Soudain, bousculant les soldats grecs, apparut un jeune homme bizarrement accoutré. Il portait une chemise de fine mousseline, un tablier richement brodé, et une étoffe parsemée de fleurs d’or jetée sur l’épaule gauche. Mais ce qui rendait le personnage particulièrement insolite, c’était la perruque soigneusement frisée qui lui couvrait le crâne et la petite barbiche semblable à une queue de chat qui lui ornait le menton. C’était Tutmosis, l’homme le plus élégant de Memphis. Même en campagne il portait des vêtements fastueux et se frottait de parfums précieux.
— Salut à toi, Ramsès, s’écria-t-il en traversant le cercle d’officiers qui entourait le prince. Figure-toi que ta litière a disparu ; tu devras donc te résigner à monter dans la mienne, indigne de toi, certes, mais point trop inconfortable.
— Je suis irrité contre toi, coupa Ramsès. Tu dors au lieu de surveiller tes soldats.
— Comment, je dors ? s’indigna Tutmosis. Celui qui t’a dit cela mérite de perdre sa langue ! Sachant que tu arrivais, voilà une heure que je m’habille, que je me parfume, que je me baigne, pour t’accueillir dignement. Je t’ai d’ailleurs fait préparer un bain exquis !
— Et pendant ce temps, ton régiment avance sans son chef !
— Comment pourrais-je commander un régiment qu’accompagnent le ministre de la Guerre et un stratège comme Patrocle ?
Le prince se tut. Tutmosis s’approcha de lui et lui dit, à voix basse.
— De quoi as-tu l’air, fils de pharaon ? Tu es sans perruque, tes cheveux et tes vêtements, sont couverts de poussière, ta peau est noire et gercée … La reine mère te chasserait de sa Cour si elle te voyait dans cet état !..
— Je suis horriblement fatigué.
— Monte donc dans ma litière. Tu y trouveras des roses parfumées, des oiseaux rôtis et un cruchon de vin de Chypre. J’ai également réussi — il baissa la voix — à cacher Segura dans le camp …
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