Cette combinaison était peut-être ce qui convenait le mieux à notre condition présente. Et quand maintenant j’y songe, je reconnais que mon maître avait fait le possible pour sortir de notre fâcheuse situation. Mais les pensées de la réflexion ne sont pas les mêmes que celles du premier mouvement.
Dans ce qu’il me disait je ne voyais que deux choses :
Notre séparation.
Et le padrone.
Dans nos courses à travers les villages et les villes j’en avais rencontré plusieurs, de ces padrones qui mènent les enfants qu’ils ont engagés de ci, de là, à coups de bâton.
Ils ne ressemblaient en rien à Vitalis, durs, injustes, exigeants, ivrognes, l’injure et la grossièreté à la bouche, la main toujours levée.
Je pouvais tomber sur un de ces terribles patrons.
Et puis, quand même le hasard m’en donnerait un bon, c’était encore un changement.
Après ma nourrice, Vitalis.
Après Vitalis, un autre.
Est-ce que ce serait toujours ainsi ?
Est-ce que je ne trouverais jamais personne à aimer pour toujours ?
Peu à peu j’en étais venu à m’attacher à Vitalis comme à un père.
Je n’aurai donc jamais de père.
Jamais de famille.
Toujours seul au monde.
Toujours perdu sur cette vaste terre, où je ne pouvais me fixer nulle part.
J’aurais eu bien des choses à répondre, et les paroles me montaient du cœur aux lèvres, mais, je les refoulai.
Mon maître m’avait demandé du courage et de la résignation, je voulais lui obéir et ne pas augmenter son chagrin.
Déjà, d’ailleurs, il n’était plus à mes côtés, et comme s’il avait peur d’entendre ce qu’il prévoyait que j’allais répondre, il avait repris sa marche à quelques pas en avant.
Je le suivis, et nous ne tardâmes pas à arriver à une rivière que nous traversâmes sur un pont boueux, comme je n’en avais jamais vu ; la neige, noire comme du charbon pilé, recouvrait la chaussée d’une couche mouvante dans laquelle on enfonçait jusqu’à la cheville.
Au bout de ce pont se trouvait un village aux rues étroites, puis, après ce village, la campagne recommençait, mais non la campagne encombrée de maisons à l’aspect misérable.
Sur la route les voitures se suivaient et se croisaient maintenant sans interruption. Je me rapprochai de Vitalis et marchai à sa droite, tandis que Capi se tenait le nez sur nos talons.
Bientôt la campagne cessa et nous nous trouvâmes dans une rue dont on ne voyait pas le bout ; de chaque côté, au loin, des maisons, mais pauvres, sales, et bien moins belles que celles de Bordeaux, de Toulouse et de Lyon.
La neige avait été mise en tas de place en place, et sur ces tas noirs et durs on avait jeté des cendres, des légumes pourris, des ordures de toute sorte, l’air était chargé d’odeurs fétides, les enfants qui jouaient devant les portes avaient la mine pâle ; à chaque instant passaient de lourdes voitures qu’ils évitaient avec beaucoup d’adresse et sans paraître en prendre souci.
— Où donc sommes-nous ? demandai-je à Vitalis.
— À Paris, mon garçon.
— À Paris !…
Était-ce possible, c’était là Paris.
Où donc étaient mes maisons de marbre ?
Où donc étaient mes passants vêtus d’habits de soie ?
Comme la réalité était laide et misérable !
C’était là ce Paris que j’avais si vivement souhaité voir.
C’était là que j’allais passer l’hiver, séparé de Vitalis… et de Capi.
Chapitre 17
Un padrone de la rue de Lourcine
Bien que tout ce qui nous entourait me parût horrible, j’ouvris les yeux et j’oubliai presque la gravité de ma situation pour regarder autour de moi.
Plus nous avancions dans Paris, moins ce que j’apercevais répondait à mes rêveries enfantines et à mes espérances imaginatives : les ruisseaux gelés exhalaient une odeur de plus en plus infecte ; la boue, mêlée de neige et de glaçons, était de plus en plus noire, et là où elle était liquide, elle sautait sous les roues des voitures en plaques épaisses qui allaient se coller contre les devantures et les vitres des maisons occupées par des boutiques pauvres et malpropres.
Décidément, Paris ne valait pas Bordeaux.
Après avoir marché assez longtemps dans une large rue moins misérable que celles que nous venions de traverser, et où les boutiques devenaient plus grandes et plus belles à mesure que nous descendions, Vitalis tourna à droite, et bientôt nous nous trouvâmes dans un quartier tout à fait misérable : les maisons hautes et noires semblaient se rejoindre par le haut, le ruisseau non gelé coulait au milieu de la rue, et sans souci des eaux puantes qu’il roulait, une foule compacte piétinait sur le pavé gras. Jamais je n’avais vu des figures aussi pâles que celles des gens qui composaient cette foule ; jamais non plus je n’avais vu hardiesse pareille à celle des enfants qui allaient et venaient au milieu des passants ; dans des cabarets, qui étaient nombreux, il y avait des hommes et des femmes qui buvaient debout devant des comptoirs d’étain en criant très-fort.
Au coin d’une maison je lus le nom de la rue de Lourcine.
Vitalis, qui paraissait savoir où il allait, écartait doucement les groupes qui gênaient son passage, et je le suivais de près.
— Prends garde de me perdre, m’avait-il dit.
Mais la recommandation était inutile, je marchais sur ses talons, et pour plus de sûreté, je tenais dans ma main un des coins de sa veste.
Après avoir traversé une grande cour et un passage, nous arrivâmes dans une sorte de puits sombre et verdâtre où assurément le soleil n’avait jamais pénétré. Cela était encore plus laid et plus effrayant que tout ce que j’avais vu jusqu’alors.
— Garofoli est-il chez lui ? demanda Vitalis à un homme qui accrochait des chiffons contre la muraille, en s’éclairant d’une lanterne.
— Je ne sais pas, montez voir vous-même : vous savez où, au haut de l’escalier, la porte en face.
— Garofoli est le padrone dont je t’ai parlé, me dit-il en montant l’escalier dont les marches couvertes d’une croûte de terre étaient glissantes comme si elles eussent été creusées dans une glaise humide : c’est ici qu’il demeure.
La rue, la maison, l’escalier, n’étaient pas de nature à me remonter le cœur. Que serait le maître ?
L’escalier avait quatre étages ; Vitalis, sans frapper, poussa la porte qui faisait face au palier, et nous nous trouvâmes dans une large pièce, une sorte de vaste grenier. Au milieu un grand espace vide, et tout autour une douzaine de lits. Les murs et le plafond étaient d’une couleur indéfinissable ; autrefois ils avaient été blancs, mais la fumée, la poussière, les saletés de toute sorte avaient noirci le plâtre qui, par places, était creusé ou troué ; à côté d’une tête dessinée au charbon, on avait sculpté des fleurs et des oiseaux.
— Garofoli, dit Vitalis en entrant, êtes-vous dans quelque coin ? je ne vois personne ; répondez-moi, je vous prie ; c’est Vitalis qui vous parle.
En effet, la chambre paraissait déserte autant qu’on en pouvait juger par la clarté d’un quinquet accroché à la muraille, mais à la voix de mon maître une voix faible et dolente, une voix d’enfant répondit :
— Le signor Garofoli est sorti ; il ne rentrera que dans deux heures.
En même temps celui qui nous avait répondu se montra : c’était un enfant d’une dizaine d’années ; il s’avança vers nous en se traînant, et je fus si vivement frappé de son aspect étrange que je le vois encore devant moi ; il n’avait pour ainsi dire pas de corps et sa tête grosse et disproportionnée semblait immédiatement posée sur ses jambes, comme dans ces dessins comiques qui ont été à la mode il y a quelques années ; cette tête avait une expression profonde de douleur et de douceur, avec la résignation dans les yeux et la désespérance dans sa physionomie générale. Ainsi bâti, il ne pouvait pas être beau, cependant il attirait le regard et le retenait par la sympathie et un certain charme qui se dégageait de ses grands yeux mouillés et tendres comme ceux d’un chien, et de ses lèvres parlantes.
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