Après la première romance, Capi avait recommencé sa quête, et j’avais vu avec surprise que la belle dame n’avait rien mis dans la sébile.
Quand mon maître eut achevé l’air de Richard, elle me fit un signe de main, et je m’approchai d’elle.
— Je voudrais parler à votre maître, me dit-elle. Cela m’étonna un peu que cette belle dame voulût parler à mon maître. Elle aurait mieux fait, selon moi, de mettre son offrande dans la sébile ; cependant j’allai transmettre ce désir ainsi exprimé à Vitalis, et pendant ce temps Capi revint près de nous.
La seconde quête avait été encore moins productive que la première.
— Que me veut cette dame ? demanda Vitalis.
— Vous parler.
— Je n’ai rien à lui dire.
— Elle n’a rien donné à Capi ; elle veut peut-être lui donner maintenant.
— Alors, c’est à Capi d’aller à elle et non à moi.
Cependant il se décida, mais en prenant Capi avec lui.
Je les suivis.
Pendant ce temps un domestique portant une lanterne et une couverture, était venu se placer près de la dame et de l’enfant.
Vitalis s’était approché et avait salué, mais froidement.
— Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, dit la dame, mais j’ai voulu vous féliciter.
Vitalis s’inclina sans répliquer un seul mot.
— Je suis musicienne, continua la dame, c’est vous dire combien je suis sensible à un grand talent comme le vôtre.
Un grand talent chez mon maître, chez Vitalis, le chanteur des rues, le montreur de bêtes : je restai stupéfait.
— Il n’y a pas de talent chez un vieux bonhomme tel que moi, dit Vitalis.
— Ne croyez pas que je sois poussée par une curiosité indiscrète, dit la dame.
— Mais je serais tout prêt à satisfaire cette curiosité ; vous avez été surprise, n’est-ce pas, d’entendre chanter à peu près un montreur de chiens ?
— Émerveillée.
— C’est bien simple cependant ; je n’ai pas toujours été ce que je suis en ce moment ; autrefois, dans ma jeunesse, il y a longtemps, j’ai été… oui, j’ai été le domestique d’un grand chanteur, et par imitation, comme un perroquet, je me suis mis à répéter quelques airs que mon maître étudiait devant moi ; voilà tout.
La dame ne répondit pas, mais elle regarda assez longuement Vitalis, qui se tenait devant elle dans une attitude embarrassée.
— Au revoir, monsieur, dit-elle en appuyant sur le mot monsieur, qu’elle prononça avec une étrange intonation ; au revoir, et encore une fois laissez-moi vous remercier de l’émotion que je viens de ressentir.
Puis, se baissant vers Capi, elle mit dans la sébile une pièce d’or.
Je croyais que Vitalis allait reconduire cette dame, mais il n’en fit rien, et quand elle se fut éloignée de quelques pas, je l’entendis murmurer à mi-voix deux ou trois jurons italiens.
— Mais elle a donné un louis à Capi, dis-je.
Je crus qu’il allait m’allonger une taloche ; cependant il arrêta sa main levée.
— Un louis, dit-il, comme s’il sortait d’un rêve, ah ! oui, c’est vrai, pauvre Joli-Cœur, je l’oubliais, allons le rejoindre.
Notre ménage fut vite fait, et nous ne tardâmes point à rentrer à l’auberge.
Je montai l’escalier le premier et j’entrai dans la chambre en courant ; le feu n’était pas éteint, mais il ne donnait plus de flamme.
J’allumai vivement une chandelle et je cherchai Joli-Cœur, surpris de ne pas l’entendre.
Il était couché sur sa couverture, tout de son long, il avait revêtu son uniforme de général, et il paraissait dormir.
Je me penchai sur lui pour lui prendre doucement la main sans le réveiller.
Cette main était froide.
À ce moment, Vitalis entrait dans la chambre.
Je me tournai vers lui.
— Joli-Cœur est froid !
Vitalis se pencha près de moi.
— Hélas ! dit-il, il est mort. Cela devait arriver. Vois-tu, Rémi, j’ai été coupable de t’enlever à madame Milligan, Je suis puni. Zerbino, Dolce. Aujourd’hui Joli-Cœur. Ce n’est pas la fin.
Chapitre 16
Entrée à Paris
Nous étions encore bien éloignés de Paris.
Il fallut nous mettre en route par les chemins couverts de neige et marcher du matin au soir, contre le vent du nord qui nous soufflait au visage.
Comme elles furent tristes ces longues étapes ! Vitalis marchait en tête, je venais derrière lui, et Capi marchait sur mes talons.
Nous avancions ainsi à la file sans échanger un seul mot durant des heures, le visage bleui par la bise, les pieds mouillés, l’estomac vide ; et les gens que nous croisions s’arrêtaient pour nous regarder défiler.
Évidemment des idées bizarres leur passaient par l’esprit : où donc ce grand vieillard conduisait-il cet enfant et ce chien ?
Le silence m’était extrêmement douloureux : j’aurais eu besoin de parler, de m’étourdir ; mais Vitalis ne me répondait que par quelques mots brefs, lorsque je lui adressais la parole, et encore sans se retourner.
Heureusement Capi était plus expansif, et souvent en marchant je sentais une langue humide et chaude se poser sur ma main ; c’était Capi qui me léchait pour me dire :
— Tu sais, je suis là, moi Capi, moi ton ami.
Et alors, je le caressais doucement sans m’arrêter.
Il paraissait aussi heureux de mon témoignage d’affection que je l’étais moi-même du sien ; nous nous comprenions, nous nous aimions.
Pour moi, c’était un soutien, et pour lui, j’en suis sûr, c’en était un aussi : le cœur d’un chien n’est pas moins sensible que celui d’un enfant.
Ces caresses consolaient si bien Capi, qu’elles lui faisaient, je crois, oublier quelquefois la mort de ses camarades ; la force de l’habitude reprenait le dessus, et tout à coup il s’arrêtait sur la route pour voir venir sa troupe, comme au temps où il en était le caporal, et où il devait fréquemment la passer en revue. Mais cela ne durait que quelques secondes ; la mémoire se réveillait en lui, et se rappelant brusquement pourquoi cette troupe ne venait pas, il nous dépassait rapidement, et regardait Vitalis en le prenant à témoin qu’il n’était pas en faute ; si Dolce, si Zerbino ne venaient pas, c’était qu’ils ne devaient plus venir. Il faisait cela avec des yeux si expressifs, si parlants, si pleins d’intelligence, que nous en avions le cœur serré.
Cela n’était pas de nature à égayer notre route, et cependant nous aurions eu bien besoin de distraction, moi au moins.
Partout sur la campagne s’étalait le blanc linceul de la neige ; point de soleil au ciel, mais un jour fauve et pâle ; point de mouvement dans les champs, point de paysans au travail ; point de hennissements de chevaux, point de beuglements de bœufs ; mais seulement le croassement des corneilles qui, perchées au plus haut des branches dénudées criaient la faim sans trouver sur la terre une place où descendre pour chercher quelques vers ; dans les villages point de maisons ouvertes, mais le silence et la solitude ; le froid est âpre, on reste au coin de l’âtre, ou bien l’on travaille dans les étables et les granges fermées.
Et nous sur la route raboteuse ou glissante nous allons droit devant nous, sans nous arrêter, et sans autre repos que le sommeil de la nuit dans une écurie ou dans une bergerie ; avec un morceau de pain bien mince, hélas ! pour notre repas du soir qui est à la fois notre dîner et notre souper : quand nous avons la bonne chance d’être envoyés à la bergerie nous nous trouvons heureux, la chaleur des moutons nous défendra contre le froid ; et puis c’est la saison où les brebis allaitent leurs agneaux et les bergers me permettent quelquefois de téter une brebis qui a beaucoup de lait : nous ne disons pas que nous mourons presque de faim, mais Vitalis, avec son adresse ordinaire, sait insinuer « que le petit aime beaucoup le lait de brebis, parce que dans son enfance il a été habitué à en boire, de sorte que ça lui rappelle son pays. » Cette fable ne réussit pas toujours. Mais c’est une bonne soirée quand elle est bien accueillie. Assurément oui, j’aime beaucoup le lait de brebis, et quand j’en ai bu je me sens le lendemain plus dispos et plus fort.
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