Boileau-Narcejac
Les pistolets de Sans Atout
François Robion détacha sa ceinture. C'était la première fois qu'il prenait l'avion et il n'avait pu s'empêcher de serrer les dents quand l'énorme appareil s'était rué en avant, dans le fracas de ses réacteurs. Et puis les bâtiments de l'aérogare avaient fondu, étaient devenus de minuscules constructions en fuite, tandis que se dessinaient, comme sur une carte de géographie, des routes, des voies de chemin de fer, tout un paysage diversement coloré. Et le premier nuage, d'un blanc éclatant, était apparu au hublot, dérivant avec lenteur; et il y en avait d'autres, à perte de vue, comme des icebergs paresseux. Le voyage commençait, on s'installait, on dépliait des journaux, la fumée des premières cigarettes flottait au-dessus de l'allée centrale, aussi large que celle d'un wagon.
C'était amusant de voir toutes ces têtes au-dessus des dossiers, les unes chevelues, les autres chauves. Deux hôtesses, habillées comme des ouvreuses, offraient des consommations. François s'était préparé à une sorte d'épreuve, parce qu'il avait entendu parler de «trous d'air», de «turbulences», et il était tout surpris de ne rien sentir, pas même une vibration. Et même, à y bien regarder, il avait l'impression de se trouver dans un cinéma, au moment de l'entracte. Il était presque déçu. Heureusement, il n'avait qu'à se pencher vers le hublot, sorte d'écran magique où continuaient à défiler de merveilleuses images. La terre était si loin qu'il était impossible de nommer ce que les yeux voyaient. Au fond d'une brume lumineuse passaient des couleurs, du vert pâle, de l'ocre, du bleuâtre. Il n'y avait plus d'horizon. Il n'y avait plus de ciel. Seulement une immensité exaltante.
Le voisin de François dormait. Etait-ce possible? Plus loin, une vieille dame tricotait. A bord de cet avion, François était peut-être le seul qui eût conscience de voler! Il aurait voulu leur dire à tous: «Cessez donc de penser à vos petites affaires. Ouvrez les yeux. Il nous arrive quelque chose d'extraordinaire!» Mais, à son insu, il s'habituait déjà. Il cherchait dans son fauteuil la position la plus commode, réglait l'inclinaison du dossier. Il commençait à comprendre qu'un avion est une machine à rêver, précisément parce qu'on n'est nulle part, qu'on a tout son temps, et que le flou de l'espace envahit peu à peu la pensée.
François s'abandonna. Il revit l'immense hall d'Orly. Sa mère lui répétait: «Envoie-nous un mot… On ne te demande pas une lettre… Juste une carte pour nous dire si tu as fait un bon voyage…» Son père lui parlait encore une fois de Jonathan Skinner: «… un homme très curieux et sûrement un ingénieur d'un rare mérite. Mais il vit dans un autre monde. Sorti de ses inventions, il n'a pas plus de jugeote qu'un enfant. Il faut dire qu'il a eu bien des malheurs. Il a perdu sa femme, et il fait un métier difficile. Ce qui ne l'empêche pas d'être charmant. Il te plaira. Et, de plus, il a l'accent d'Oxford! Alors, ouvre bien tes oreilles!»
François aimait cette façon de travailler: ni devoirs, ni leçons. On échange son anglais livresque contre un anglais vivant simplement par le contact, en disant les choses les plus simples de la vie quotidienne. Et Bob, le fils de M. Skinner, avait-il l'accent d'Oxford? Quand il était venu, l'année précédente, passer un mois chez les Robion, il était tellement intimidé qu'il n'avait guère parlé. Comme il avait reçu la consigne de toujours s'exprimer en français, et qu'il n'était pas très sûr de ses connaissances, il s'était borné à dire: «Oui… Non… Merci… S'il vous plaît… Sans doute», et à rougir excessivement en toute occasion. C'était un gros garçon peu doué pour le sport, d'une gourmandise qui avait fait la joie de la famille; peut-être pas très intelligent, mais si gentil, si sensible, qu'il avait tout de suite été considéré comme l'enfant de la maison. François, naturellement, lui avait enseigné en cachette, l'argot que tout collégien doit connaître, et Bob, à la fin de son séjour, savait dire, d'ailleurs avec discernement: «Vachement bon… Drôlement au poil… Impec…, etc.», avec le réjouissant accent de Laurel et Hardy.
Un coup d'œil au hublot. La Manche. Déjà! La côte française se dessinait, toute bleue, le long de la mer grise, et François admirait que les atlas fussent aussi exacts. Il aurait pu nommer le port qui brillait, là-bas, avec les verrières de ses usines, les dômes de ses réservoirs de pétrole, les rails de ses gares de triage. Mais une couche de nuages s'interposa bientôt entre l'avion et la terre. Le spectacle était fascinant. A perte de vue s'étendait la plaine de vapeurs; c'était une sorte de Beauce molle, à la surface irrégulière comme un labour, et d'une blancheur éclatante. Ça et là s'ouvraient des crevasses; d'autres nuages apparaissaient plus bas, reliés entre eux par des effilochements de fumée. Puis ce fut le brouillard. La Caravelle amorçait de loin sa descente et François fut repris par ses pensées.
Certes, il était content d'aller à Londres, mais, passées les premières surprises et les premières joies, est-ce qu'il n'allait pas s'ennuyer? M. Skinner était veuf et il travaillait toute la journée dans son atelier. Un mois en compagnie de Bob et de la gouvernante, la vieille Mrs. Humphrey, ce serait long! Les monuments, bien sûr…, les musées…, mais il avait déjà étudié les guides et il estimait en savoir assez. Si seulement les Skinner avaient habité en Ecosse! Il aurait tellement préféré courir les landes et traquer la truite! Et puis, à la campagne, il arrive toujours quelque chose d'imprévu, et François, depuis ses aventures précédentes*, souhaitait d'avoir quelque redoutable mystère à résoudre. Mais le mystère, le vrai, n'existe que dans les livres, hélas! Resteraient, heureusement, les automates de M. Skinner!
* Voir Sans-Atout et le cheval fant ôme et Sans-Atout contre l'homme à la dague.
François avait appris de son père que l'ingénieur avait découvert un procédé permettant à des machines d'obéir à la voix. Plus exactement, il avait perfectionné à l'extrême un procédé déjà connu, et avait construit des modèles miniaturisés à partir desquels il avait l'intention de créer des jouets «intelligents» promis à un immense succès. Mais M. Robion n'en savait pas plus. Il pensait que M. Skinner aurait du mal à commercialiser son invention qui nécessiterait de gros investissements. François essaierait de se faire expliquer le mécanisme de ces jouets. Il était extrêmement adroit et avait déjà construit des modèles réduits qui avaient été remarqués. Avec un peu de chance, il pourrait peut-être apporter à l'ingénieur une aide non négligeable.
Doucement! Ce n'était pas le moment de laisser courir son imagination, mais de reboucler sa ceinture, car une voix de femme annonçait l'arrivée à Heathrow, tandis que s'allumait une inscription invitant les voyageurs à cesser de fumer. La Caravelle sortit des nuages et la pluie ruissela sur le hublot. François devina, tout près, et défilant à toute vitesse, des champs, des villages, une campagne identique à la Normandie. L'Angleterre!
«Eh bien, oui, quoi, pensa François. C'est l'Angleterre! Qu'est-ce que j'attendais?» L'avion rasait la piste. Il y eut une légère secousse quand il toucha terre. Voilà! C'était déjà fini. Ce voyage dont François s'était fait une telle joie s'achevait dans la banalité.
L'appareil roulait lourdement comme un vulgaire autobus sur un ciment inégal, et venait se ranger au bout d'une sorte de passerelle couverte. On avait l'impression, quand on sortait de l'avion, de pénétrer dans un couloir du métro. En somme, c'était Paris qui continuait, avec une différence, cependant. La foule qui encombrait l'aérogare était plus silencieuse, plus disciplinée qu'à Orly. Elle paraissait moins pressée. Elle était peut-être encore plus bigarrée, car il y avait ici des gens de toutes races; mais elle s'écoulait paisiblement par les escalators, sous la surveillance nonchalante d'employés dont les uniformes portaient des galons d'officiers de marine.
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