Nous descendons vivement l’escalier pour recevoir nos hôtes au bas du perron.
Le dîner nous réunit tous à la même table, et naturellement on parle du passé.
— J’ai rencontré dernièrement à Bade, dit Mattia, dans les salles de jeu, un gentleman aux dents blanches et pointues qui souriait toujours malgré sa mauvaise fortune ; il ne m’a pas reconnu, et il m’a fait l’honneur de me demander un florin pour le jouer sur une combinaison sûre ; c’était une association ; elle n’a pas été heureuse : M. James Milligan a perdu.
— Pourquoi racontez-vous cela devant Rémi, mon cher Mattia ? dit ma mère ; il est capable d’envoyer un secours à son oncle.
— Parfaitement, chère maman.
— Alors où sera l’expiation ? demanda ma mère.
— Dans ce fait que mon oncle qui a tout sacrifié à la fortune, devra son pain à ceux qu’il a persécutés et dont il a voulu la mort.
— J’ai eu des nouvelles de ses complices, dit Bob.
— De l’horrible Driscoll ? demanda Mattia.
— Non de Driscoll lui-même, qui doit être toujours au delà des mers, mais de la famille Driscoll ; madame Driscoll est morte brûlée un jour qu’elle s’est couchée dans le feu au lieu de se coucher sur la table, et Allen et Ned viennent de se faire condamner à la déportation ; ils rejoindront leur père.
— Et Kate ?
— La petite Kate soigne son grand-père toujours vivant ; elle habite avec lui la cour du Lion-Rouge ; le vieux a de l’argent, ils ne sont pas malheureux.
— Si elle est frileuse, dit Mattia en riant, je la plains ; le vieux n’aime pas qu’on approche de sa cheminée.
Et dans cette évocation du passé, chacun place son mot, tous n’avons-nous pas des souvenirs qui nous sont communs et qu’il est doux d’échanger ; c’est le lien qui nous unit.
Lorsque le dîner est terminé, Mattia s’approche de moi et me prenant à part dans l’embrasure d’une fenêtre.
— J’ai une idée, me dit-il ; nous avons fait si souvent de la musique pour des indifférents, que nous devrions bien en faire un peu pour ceux que nous aimons.
— Il n’y a donc pas de plaisir sans musique pour toi ; quand même, partout et toujours de la musique ; souviens-toi de la peur de notre vache.
— Veux-tu jouer ta chanson napolitaine ?
— Avec joie, car c’est elle qui a rendu la parole à Lise.
Et nous prenons nos instruments : dans une belle boîte doublée en velours, Mattia atteint un vieux violon qui vaudrait bien deux francs si nous voulions le vendre, et moi je retire de son enveloppe une harpe dont le bois lavé par les pluies a repris sa couleur naturelle.
On fait cercle autour de nous, mais à ce moment un chien, un caniche, Capi se présente ; il est bien vieux, le bon Capi, il est sourd, mais il a gardé une bonne vue ; du coussin sur lequel il habite il a reconnu sa harpe et il arrive en clopinant « pour la représentation », il tient une soucoupe dans sa gueule ; il veut faire le tour « de l’honorable société » en marchant sur ses pattes de derrière, mais la force lui manque, alors il s’assied et saluant gravement « la société » il met une patte sur son cœur.
Notre chanson chantée, Capi se relève tant bien que mal « et fait la quête » ; chacun met son offrande dans la soucoupe, et Capi, émerveillé de la recette, me l’apporte. C’est la plus belle qu’il ait jamais faite, il n’y a que des pièces d’or et d’argent : — 170 francs.
Je l’embrasse sur le nez comme autrefois, quand il me consolait, et ce souvenir des misères de mon enfance me suggère une idée que j’explique aussitôt :
— Cette somme sera la première mise destinée à fonder une maison de secours et de refuge pour les petits musiciens des rues ; ma mère et moi nous ferons le reste.
— Chère madame, dit Mattia en baisant la main de ma mère, je vous demande une toute petite part dans votre œuvre : si vous le voulez bien, le produit de mon premier concert à Londres s’ajoutera à la recette de Capi.
Une page manque à mon manuscrit, c’est celle que doit contenir ma chanson napolitaine ; Mattia, meilleur musicien que moi, écrit cette chanson, et la voici.