Jusqu’à Châtillon, les choses allèrent à peu près, quoique nous eussions toujours à souffrir du froid et de l’humidité ; mais après avoir quitté cette ville, la pluie cessa et le vent tourna au nord.
Tout d’abord nous ne nous en plaignîmes pas, bien qu’il soit peu agréable d’avoir le vent du nord en pleine figure ; à tout prendre, mieux valait encore cette bise, si âpre qu’elle fût, que l’humidité dans laquelle nous pourrissions depuis plusieurs semaines.
Par malheur, le vent ne resta pas au sec ; le ciel s’emplit de gros nuages noirs, le soleil disparut entièrement, et tout annonça que nous aurions bientôt de la neige.
Nous pûmes cependant arriver à un gros village sans être pris par la neige, mais l’intention de mon maître était de gagner Troyes au plus vite, parce que Troyes est une grande ville dans laquelle nous pourrions donner plusieurs représentations, si le mauvais temps nous obligeait à y séjourner.
— Couche-toi vite, me dit-il, quand nous fûmes installés dans notre auberge ; nous partirons demain matin de bonne heure ; je crains d’être surpris par la neige.
Pour lui, il ne se coucha pas aussi tôt, mais il resta au coin de l’âtre de la cheminée de la cuisine pour réchauffer Joli-Cœur qui avait beaucoup souffert du froid de la journée et qui n’avait cessé de gémir, malgré que nous eussions pris soin de l’envelopper dans des couvertures.
Le lendemain matin je me levai de bonne heure comme il m’avait été commandé ; il ne faisait pas encore jour, le ciel était noir et bas, sans une étoile ; il semblait qu’un grand couvercle sombre s’était abaissé sur la terre et allait l’écraser. Quand on ouvrait la porte, un vent âpre s’engouffrait dans la cheminée et ravivait les tisons qui la veille au soir avaient été enfouis sous la cendre.
— À votre place, dit l’aubergiste, s’adressant à mon maître, je ne partirais pas ; la neige va tomber.
— Je suis pressé, répondit Vitalis, et j’espère arriver à Troyes avant la neige.
— Trente kilomètres ne se font pas en une heure.
Nous partîmes néanmoins.
Vitalis tenait Joli-Cœur serré sous sa veste pour lui communiquer un peu de sa propre chaleur, et les chiens joyeux de ce temps sec couraient devant nous ; mon maître m’avait acheté à Dijon une peau de mouton, dont la laine se portait en dedans, je m’enveloppai dedans et la bise qui nous soufflait au visage me la colla sur le corps.
Il n’était pas agréable d’ouvrir la bouche : nous marchâmes gardant l’un et l’autre le silence, hâtant le pas, autant pour nous presser que pour nous échauffer.
Bien que l’heure fût arrivée où le jour devait paraître, il ne se faisait pas d’éclaircies dans le ciel.
Enfin, du côté de l’Orient, une bande blanchâtre entr’ouvrit les ténèbres, mais le soleil ne se montra pas : il ne fit plus nuit, mais c’eût été une grosse exagération de dire qu’il faisait jour.
Cependant, dans la campagne, les objets étaient devenus plus distincts ; la livide clarté qui rasait la terre, jaillissant du levant comme d’un immense soupirail, nous montrait des arbres dépouillés de leurs feuilles, et çà et là des haies ou des broussailles auxquelles les feuilles desséchées adhéraient encore, faisant entendre, sous l’impulsion du vent qui les secouait et les tordait, un bruissement sec.
Personne sur la route, personne dans les champs, pas un bruit de voiture, pas un coup de fouet ; les seuls êtres vivants étaient les oiseaux qu’on entendait, mais qu’on ne voyait pas, car ils se tenaient abrités sous les feuilles ; seules des pies sautillaient sur la route, la queue relevée, le bec en l’air, s’envolant à notre approche pour se poser en haut d’un arbre, d’où elles nous poursuivaient de leurs jacassements qui ressemblaient à des injures ou à des avertissements de mauvais augure.
Tout à coup un point blanc se montra au ciel, dans le nord ; il grandit rapidement en venant sur nous, et nous entendîmes un étrange murmure de cris discordants ; c’étaient des oies ou des cygnes sauvages, qui du Nord émigraient dans le Midi ; ils passèrent au-dessus de nos têtes et ils étaient déjà loin qu’on voyait encore voltiger dans l’air quelques flocons de duvet, dont la blancheur se détachait sur le ciel noir.
Le pays que nous traversions était d’une tristesse lugubre qu’augmentait encore le silence ; aussi loin que les regards pouvaient s’étendre dans ce jour sombre, on ne voyait que des champs dénudés, des collines arides et des bois roussis.
Le vent soufflait toujours du nord avec une légère tendance cependant à tourner à l’ouest ; de ce côté de l’horizon arrivaient des nuages cuivrés, lourds et bas, qui paraissaient peser sur la cime des arbres.
Bientôt quelques flocons de neige, larges comme des papillons, nous passèrent devant les yeux ; ils montaient, descendaient, tourbillonnaient sans toucher la terre.
Nous n’avions pas encore fait beaucoup de chemin et il me paraissait impossible d’arriver à Troyes avant la neige ; au reste cela m’inquiétait peu et je me disais même que la neige en tombant arrêterait ce vent du nord et apaiserait le froid.
Mais je ne savais pas ce que c’était qu’une tempête de neige.
Je ne tardai pas à l’apprendre, et de façon à n’oublier jamais cette leçon.
Les nuages qui venaient du nord-ouest s’étaient approchés, et une sorte de lueur blanche éclairait le ciel de leur côté ; leurs flancs s’étaient entr’ouverts, c’était la neige.
Ce ne furent plus des papillons qui voltigèrent devant nous, ce fut une pluie de neige qui nous enveloppa.
— Il était écrit que nous n’arriverions pas à Troyes, dit Vitalis ; il faudra nous mettre à l’abri dans la première maison que nous rencontrerons.
C’était là une bonne parole qui ne pouvait m’être que très-agréable ; mais où trouverions-nous cette maison hospitalière ? Avant que la neige nous enveloppât dans sa blanche obscurité, j’avais examiné le pays aussi loin que ma vue pouvait s’étendre et je n’avais pas aperçu de maison, ni rien qui annonçât un village. Tout au contraire nous étions sur le point d’entrer dans une forêt dont les profondeurs sombres se confondaient dans l’infini, devant nous, aussi bien que de chaque côté sur les collines qui nous entouraient.
Il ne fallait donc pas trop compter sur cette maison promise ; mais après tout la neige ne continuerait peut-être pas.
Elle continua, et elle augmenta.
En peu d’instants elle avait couvert la route ou plus justement tout ce qui l’arrêtait sur la route : tas de pierres, herbes des bas côtés, broussailles et buissons des fossés, car poussée par le vent qui n’avait pas faibli, elle courait ras de terre pour s’entasser contre tout ce qui lui faisait obstacle.
L’ennui pour nous était d’être au nombre de ces obstacles ; lorsqu’elle nous frappait elle glissait sur les surfaces rondes, mais partout où se trouvait une fente elle entrait comme une poussière et ne tardait pas à fondre.
Pour moi, je la sentais me descendre en eau froide dans le cou, et mon maître, dont la peau de mouton était soulevée pour laisser respirer Joli-Cœur, ne devait pas être mieux protégé.
Cependant nous continuions de marcher contre le vent et contre la neige sans parler ; de temps en temps nous retournions à demi la tête pour respirer.
Les chiens n’allaient plus en avant, ils marchaient sur nos talons, nous demandant un abri que nous ne pouvions leur donner.
Nous avancions lentement, avec peine, aveuglés, mouillés, glacés, et bien que nous fussions depuis assez longtemps déjà en pleine forêt, nous ne nous trouvions nullement abrités, la route étant exposée en plein au vent.
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