Je m’avançai à mon tour, et Vitalis posant Capi à terre, me serra dans ses bras : pour la première fois, il m’embrassa en me répétant à plusieurs reprises :
— Buon di, povero caro !
Mon maître n’avait jamais été dur pour moi, mais n’avait jamais non plus été caressant, et je n’étais pas habitué à ces témoignages d’effusion ; cela m’attendrit, et me fit venir les larmes aux yeux, car j’étais dans des dispositions où le cœur se serre vite.
Je le regardai, et je trouvai qu’il avait bien vieilli en prison ; sa taille s’était voûtée ; son visage avait pâli, ses lèvres s’étaient décolorées.
— Eh bien ! tu me trouves changé, n’est-ce pas, mon garçon ? me dit-il ; la prison est un mauvais séjour, et l’ennui une mauvaise maladie ; mais cela va aller mieux maintenant.
Puis changeant de sujet :
— Et cette dame qui m’a écrit, dit-il, comment l’as-tu connue ?
Alors, je lui racontai comment j’avais rencontré le Cygne, et comment depuis ce moment j’avais vécu auprès de madame Milligan et de son fils ; ce que nous avions vu, ce que nous avions fait.
Mon récit fut d’autant plus long que j’avais peur d’arriver à la fin et d’aborder un sujet qui m’épouvantait ; car jamais maintenant je ne pourrais dire à mon maître que je désirais le quitter pour rester avec madame Milligan et Arthur.
Mais je n’eus pas cet aveu à lui faire, car nous arrivâmes à l’hôtel où madame Milligan s’était logée avant que mon récit fût terminé. D’ailleurs Vitalis ne me dit rien de la lettre de madame Milligan et ne me parla pas des propositions qu’elle avait dû lui adresser dans cette lettre.
— Et cette dame m’attend ? dit-il, quand nous entrâmes à l’hôtel.
— Oui, je vais vous conduire à son appartement.
— C’est inutile, donne-moi le numéro et reste ici à m’attendre, avec les chiens et Joli-Cœur.
Quand mon maître avait parlé, je n’avais pas l’habitude de répliquer ou de discuter ; je voulus cependant risquer une observation, pour lui demander de l’accompagner auprès de madame Milligan, ce qui me semblait aussi naturel que juste ; mais d’un geste il me ferma la bouche et je lui obéis, restant à la porte de l’hôtel, sur un banc, avec les chiens autour de moi. Eux aussi avaient voulu le suivre, mais ils n’avaient pas plus résisté à son ordre de ne pas entrer, que je n’y avais résisté moi-même ; Vitalis savait commander.
Pourquoi n’avait-il pas voulu que j’assistasse à son entretien avec madame Milligan ? Ce fut ce que je me demandai, tournant cette question dans tous les sens. Je ne lui avais pas encore trouvé de réponse lorsque je le vis revenir.
— Va faire tes adieux à cette dame, me dit-il, je t’attends ici ; nous partons dans dix minutes.
Je fus renversé.
— Eh bien ! dit-il après quelques minutes d’attente, tu ne m’as donc pas compris ? tu restes là stupide : dépêchons !
Ce n’était pas son habitude de me parler durement, et depuis que j’étais avec lui, il ne m’en avait jamais autant dit.
Je me levai pour obéir machinalement sans comprendre.
Mais après avoir fait quelques pas pour monter à l’appartement de madame Milligan :
— Vous avez donc dit… demandai-je.
— J’ai dit que tu m’étais utile et que je t’étais moi-même utile ; par conséquent, que je n’étais pas disposé à céder les droits que j’avais sur toi ; marche et reviens.
Cela me rendit un peu de courage, car j’étais si complètement sous l’influence de mon idée fixe d’enfant trouvé, que j’imaginais que, s’il fallait partir avant dix minutes, c’était parce que mon maître avait dit ce qu’il savait de ma naissance.
En entrant dans l’appartement de madame Milligan, je trouvai Arthur en larmes et sa mère penchée sur lui pour le consoler.
— N’est-ce pas, Rémi, que vous n’allez pas partir ? s’écria Arthur.
Ce fut madame Milligan qui répondit pour moi, en expliquant que je devais obéir.
— J’ai demandé à votre maître de vous garder près de nous, me dit-elle d’une voix qui me fit monter les larmes aux yeux, mais il ne veut pas y consentir, et rien n’a pu le décider.
— C’est un méchant homme ! s’écria Arthur.
— Non, ce n’est point un méchant homme, poursuivit madame Milligan, vous lui êtes utile, et de plus je crois qu’il a pour vous une véritable affection. D’ailleurs, ses paroles sont celles d’un honnête homme et de quelqu’un au-dessus de sa condition. Voilà ce qu’il m’a répondu pour expliquer son refus : « J’aime cet enfant, il m’aime ; le rude apprentissage de la vie que je lui fais faire près de moi lui sera plus utile que l’état de domesticité déguisée dans lequel vous le feriez vivre malgré vous. Vous lui donneriez de l’instruction, de l’éducation, c’est vrai ; vous formeriez son esprit, c’est vrai, mais non son caractère. Il ne peut pas être votre fils ; il sera le mien ; cela vaudra mieux que d’être le jouet de votre enfant malade, doux, si aimable que paraisse être cet enfant. Moi aussi je l’instruirai. »
— Puisqu’il n’est pas le père de Rémi ! s’écria Arthur.
— Il n’est pas son père, cela est vrai, mais il est son maître, et Rémi lui appartient, puisque ses parents le lui ont loué. Il faut que pour le moment Rémi lui obéisse.
— Je ne veux pas que Rémi parte.
— Il faut cependant qu’il suive son maître ; mais j’espère que ce ne sera pas pour longtemps. Nous écrirons à ses parents, et je m’entendrai avec eux.
— Oh ! non ! m’écriai-je.
— Comment, non ?
— Oh ! non, je vous en prie !
— Il n’y a cependant que ce moyen, mon enfant.
— Je vous en prie, n’est-ce pas ?
Il est à peu près certain que si madame Milligan n’avait pas parlé de mes parents, j’aurais donné à nos adieux beaucoup plus que les dix minutes qui m’avaient été accordées par mon maître.
— C’est à Chavanon, n’est-ce pas ? continua madame Milligan.
Sans lui répondre, je m’approchai d’Arthur et le prenant dans mes bras, je l’embrassai à plusieurs reprises, mettant dans ces baisers toute l’amitié fraternelle que je ressentais pour lui. Puis m’arrachant à sa faible étreinte et revenant à madame Milligan, je me mis à genoux devant elle, et lui baisai la main.
— Pauvre enfant ! dit-elle en se penchant sur moi.
Et elle m’embrassa au front.
Alors je me relevai vivement et courant à la porte :
— Arthur, je vous aimerai toujours ! dis-je d’une voix entrecoupée par les sanglots, et vous, madame, je ne vous oublierai jamais !
— Rémi, Rémi ! cria Arthur.
Mais je n’en entendis pas davantage ; j’étais sorti et j’avais refermé la porte.
Une minute après, j’étais auprès de mon maître.
— En route ! me dit-il.
Et nous sortîmes de Cette par la route de Frontignan.
Ce fut ainsi que je quittai mon premier ami et me lançai dans des aventures qui m’auraient été épargnées, si victime d’un odieux préjugé, je ne m’étais pas laissé affoler par une sotte crainte.
Chapitre 14
Neige et loups
Il fallut de nouveau emboîter le pas derrière mon maître et, la bretelle de ma harpe tendue sur mon épaule endolorie, cheminer le long des grandes routes, par la pluie comme par le soleil, par la poussière comme par la boue.
Il fallut faire la bête sur les places publiques et rire ou pleurer pour amuser l’honorable société.
La transition fut rude, car on s’habitue vite au bien-être et au bonheur.
J’eus des dégoûts, des ennuis et des fatigues que je ne connaissais pas avant d’avoir vécu pendant deux mois de la douce vie des heureux de ce monde.
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