Le colonel tendit la main à sa compagne pour traverser la passerelle, mais elle refusa, s’élança si brusquement qu’elle faillit tomber tête première dans les roseaux.
Et elle marcha sans l’attendre. Il la suivait à quelques pas, impassible. Elle se jeta dans l’auto avec la même rage, montra un instant sa tête animée à la portière, cria quelque chose qui devait être une injure ou une menace.
Sir Lampson, pourtant, au moment où la voiture se mettait en route, s’inclinait galamment, la regardait s’éloigner et revenait vers son bateau en compagnie de Vladimir.
Maigret n’avait pas bougé. Il eut la sensation très nette d’un changement qui se produisait chez l’Anglais.
Il ne souriait pas. Il restait aussi flegmatique qu’à son ordinaire. Mais, par exemple, au moment de gagner la cabine de commandement, il toucha, tout en parlant, d’un geste cordial, voire affectueux, l’épaule de Vladimir.
Et la manœuvre fut magnifique. Il n’y avait plus que les deux hommes à bord. Le Russe amena la passerelle, d’un seul effort, fit sauter la boucle des amarres.
L’avant du Southern Cross était engagé dans les roseaux. Une péniche arrivait derrière, cornait.
Lampson se retourna. Il dut presque fatalement voir Maigret, mais il n’en laissa rien paraître. D’une main, il embraya. De l’autre, il donna deux tours à la roue de cuivre et le yacht glissa en arrière, juste de quoi se dégager, évita l’étrave de la péniche, stoppa à temps et repartit en laissant derrière lui un bouillonnement d’écume.
Il n’avait pas fait cent mètres qu’il lançait trois coups de sirène pour avertir l’écluse d’Ay de son arrivée.
— Ne perdez pas de temps… Suivez la route… Si c’est possible, rejoignez cette voiture…
Maigret avait arrêté la camionnette d’un boulanger qui passait dans la direction d’Epernay. On apercevait l’auto occupée par la Negretti à un kilomètre à peu près, mais elle roulait assez lentement, car le macadam était gras, glissant.
Dès que le commissaire avait décliné son titre, le livreur l’avait regardé avec une curiosité amusée.
— Vous savez, il ne me faudrait pas cinq minutes pour les rattraper…
— Pas trop vite…
Et c’était au tour de Maigret de sourire en voyant son compagnon prendre des poses qu’on voit aux poursuivants dans les films policiers américains.
Il n’y eut aucune manœuvre périlleuse à faire, aucune difficulté à surmonter. Dans une des premières rues de la ville, la voiture stoppa quelques instants, sans doute pour permettre à la voyageuse de conférer avec le chauffeur, puis elle repartit, s’arrêta trois minutes plus tard devant un hôtel assez luxueux.
Maigret quitta sa camionnette à cent mètres de là, remercia le boulanger qui ne voulut pas accepter de pourboire mais qui, bien décidé à en voir davantage, alla se ranger à proximité de l’hôtel.
Un chasseur transporta les deux valises. Gloria Negretti traversa vivement le trottoir.
Dix minutes plus tard, le commissaire se présentait au gérant.
— La dame qui vient d’arriver ?…
— Chambre 9… Je me suis douté qu’il y avait quelque chose… Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi agité… Elle parlait avec une vitesse folle, en truffant son discours de mots étrangers… J’ai cru comprendre qu’elle ne voulait pas être dérangée et qu’on devait lui monter des cigarettes et du kummel… Il n’y aura pas de scandale, au moins ?
— Rien du tout ! affirma Maigret. Un renseignement à lui demander…
Il ne put s’empêcher de sourire en approchant de la porte marquée du numéro 9. Car il y avait dans la chambre un véritable vacarme. Les hauts talons de la jeune femme frappaient le parquet à une cadence désordonnée.
Elle allait et venait en tous sens. On l’entendait fermer la fenêtre, bousculer une valise, faire couler l’eau d’un robinet, se jeter sur le lit, se lever et envoyer enfin promener un soulier à l’autre bout de la pièce.
Maigret frappa.
— Entrez !…
Et la voix vibrait de colère, d’impatience. La Negretti n’était pas là de dix minutes et pourtant elle avait eu le temps de changer de tenue, de mettre ses cheveux en désordre et de reprendre en somme, en plus déjeté, l’aspect qu’elle avait à bord du Southern Cross .
Quand elle reconnut le commissaire, il y eut un éclair de colère dans ses yeux bruns.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?… Que venez-vous faire ici ?… Je suis chez moi !… Je paie cette chambre et…
Elle continua en langue étrangère, sans doute en espagnol, déboucha un flacon d’eau de Cologne dont elle se versa la plus grande partie sur les mains avant d’en humecter son front brûlant.
— Vous me permettez une question ?…
— J’ai dit que je ne voulais voir personne… Partez !… Vous entendez ?…
Elle marchait sur ses bas de soie et sans doute n’avait-elle pas de jarretières, car ils commençaient à glisser le long de ses jambes, dévoilant déjà un genou empâté et très blanc.
— Vous feriez mieux de poser vos questions à ceux qui pourraient y répondre… Mais vous n’osez pas, hein !… Parce qu’il est colonel… Parce que c’est sir Lampson… Un joli sir… Ha ! ha ! Si seulement je racontais la moitié de ce que je sais…
» Tenez !…
Elle fouillait fébrilement son sac dont elle tira cinq billets de mille francs chiffonnés.
— Voilà ce qu’il vient de me donner !… Et il y a deux ans, n’est-ce pas ? que je vis avec lui, que…
Elle jeta les billets sur le tapis puis, se ravisant, les ramassa, les remit dans le sac.
— Naturellement, il a promis de m’envoyer un chèque… Mais on sait ce qu’elles valent, ses promesses… Un chèque ?… Il n’aura pas seulement assez d’argent pour aller jusqu’à Porquerolles… N’empêche qu’il se saoulera au whisky tous les jours…
Elle ne pleurait pas et pourtant il y avait des larmes dans sa voix. C’était une agitation toute spéciale que celle de cette femme que Maigret avait toujours vue confite dans une paresse béate, dans une atmosphère de serre chaude.
— C’est comme son Vladimir… Il a osé me dire, en essayant de me baiser la main :
» — Adieu, madame…
» Ha ! ha !… Ils ont ce toupet… Mais quand le colonel n’était pas là, Vladimir…
» Cela ne vous regarde pas !… Pourquoi restez-vous ici ?… Qu’est-ce que vous attendez ? Est-ce que vous espérez que je vais vous dire quelque chose ?
» Rien du tout !…
» Et pourtant, avouez que ce serait mon droit…
Elle circulait toujours, saisissait des objets dans sa valise, les posait quelque part pour les reprendre ensuite et les placer ailleurs.
— Me laisser à Epernay !… Dans ce sale trou pluvieux… Je l’ai supplié de me conduire au moins à Nice, où j’ai des amis… C’est à cause de lui que je les ai quittés…
» Il est vrai que je devrais être contente qu’il ne m’ait pas tuée…
» Je ne dirai rien, vous entendez !… Vous pouvez partir… La police me dégoûte !… Autant que les Anglais !… Si vous en êtes capable, allez l’arrêter…
» Mais vous n’oserez pas !… Je sais si bien comment cela se passe…
» Pauvre Mary !… Elle était ce que l’on voudra. Bien sûr qu’elle avait mauvais caractère, qu’elle aurait tout fait pour ce Willy que je n’ai jamais pu sentir…
» Mais mourir ainsi…
» Ils sont partis ?… Qui allez-vous arrêter, en fin de compte ?… Peut-être moi, au fait ?… Non ?…
» Eh bien ! Écoutez… Je vais vous dire une chose, oui !… Une seule !… Vous en ferez ce que vous voudrez… Ce matin, quand il s’habillait pour se présenter au juge – car il faut qu’il impressionne les gens, qu’il sorte ses insignes, ses décorations ! –, quand il s’habillait, Walter a dit à Vladimir, en russe, parce qu’il croit que je ne comprends pas cette langue…
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