Simenon, Georges - La nuit du carrefour

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Quand Maigret, avec un soupir de lassitude, écarta sa chaise du bureau auquel il était accoudé, il y avait exactement dix-sept heures que durait l'interrogatoire de Carl Andersen.
On avait vu tour à tour, par les fenêtres ans rideaux, la foule des midinettes et des employés prendre d'assaut, à l'heure de midi, les crémeries de la place Saint-Michel, puis l'animation faiblir, la ruée de six heures vers les métros et les gares, la flânerie de l'apéritif.
La Seine s'était enveloppée de buée. Un dernier remorqueur était passé, avec feux verts et rouges, traînant trois péniches. Dernier autobus. Dernier métro. Le cinéma dont on fermait les grilles après avoir rentré les panneaux-réclame...

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Une limousine passa en trombe.

— Quel genre d’auto a ton patron ?

L’aube se marquait, à l’est, par un brouillard blanchâtre qui dépassait à peine l’horizon.

Maigret fixa les mains du mécanicien. Ces mains ne touchaient aucun objet pouvant provoquer un déclic.

Un courant d’air frais arrivait par la petite porte ouverte dans le volet en tôle ondulée du garage.

Et pourtant, au moment où Maigret, entendant un bruit de moteur, marchait vers la route, voyait s’élancer une torpédo quatre places qui ne dépassait pas le trente à l’heure et semblait vouloir s’arrêter, une véritable pétarade éclata.

Plusieurs hommes tiraient et les balles crépitaient sur le volet ondulé.

On ne distinguait rien que l’éclat des phares, et des ombres immobiles, des têtes plutôt, dépassant de la carrosserie. Puis le vrombissement de l’accélérateur…

Des vitres brisées…

C’était au premier étage de la maison des Trois-Veuves. On avait continué à tirer de l’auto…

Maigret, aplati sur le sol, se redressa, la gorge sèche, la pipe éteinte.

Il était sûr d’avoir reconnu M. Oscar au volant de la voiture qui avait replongé dans la nuit.

VIII

Les disparus

Le commissaire n’avait pas eu le temps de gagner le milieu de la route qu’un taxi apparaissait, stoppait, tous freins serrés, en face des pompes à essence. Un homme sautait à terre, se heurtait à Maigret.

— Grandjean !… grommela celui-ci.

— De l’essence, vite !…

Le chauffeur de taxi était pâle de nervosité, car il venait de conduire à cent à l’heure une voiture faite pour le quatre-vingts tout au plus.

Grandjean appartenait à la Brigade de la voie publique. Il y avait deux autres inspecteurs avec lui dans le taxi. Chaque poing serrait un revolver.

Le plein d’essence fut fait avec des gestes fébriles.

— Ils sont loin ?

— Cinq kilomètres d’avance…

Le chauffeur attendait l’ordre de repartir.

— Reste ! commanda Maigret à Grandjean. Les deux autres continueront sans toi…

Et il recommanda :

— Pas d’imprudence !… De toute façon, nous les tenons !… Contentez-vous de les talonner…

Le taxi repartit.

Un garde-boue décalé faisait un vacarme tout le long de la route.

— Raconte, Grandjean !

Et Maigret écouta, tout en épiant les trois maisons, en tendant l’oreille aux bruits de la nuit et en surveillant le mécano prisonnier.

— C’est Lucas qui m’a téléphoné pour me faire surveiller le garagiste d’ici, M. Oscar… Je l’ai pris en filature à la Porte d’Orléans… Ils ont copieusement dîné à l’Escargot, où ils n’ont parlé à personne, puis ils sont allés à l’Ambigu… Jusque-là, rien d’intéressant… A minuit, ils sortent du théâtre et je les vois se diriger vers la Chope-Saint-Martin… Vous connaissez… Au premier, dans la petite salle, il y a toujours quelques lascars… M. Oscar entre là-dedans comme chez lui… Les garçons le saluent, le patron lui serre la main, lui demande comment vont les affaires…

» Quant à la femme, elle est, elle aussi, comme un poisson dans l’eau.

» Ils s’installent à une table où il y avait déjà trois types et une poule… Un des types, je l’ai reconnu, est un tôlier des environs de la République… Un autre est marchand de bric-à-brac rue du Temple… Quant au troisième, je ne sais pas, mais la poule qui était avec lui figure sûrement sur le registre de la Police des mœurs…

» Ils se sont mis à boire du champagne, en rigolant. Puis ils ont réclamé des écrevisses, de la soupe à l’oignon, que sais-je ? Une vraie bringue, comme ces gens-là savent en faire, en gueulant, en se donnant des tapes sur les cuisses, en poussant de temps en temps un couplet…

» Il y a eu une scène de jalousie, parce que M. Oscar serrait de trop près la poule et que sa femme la trouvait mauvaise… Ça s’est arrangé en fin de compte avec une nouvelle bouteille de champagne…

» De temps en temps, le patron venait trinquer avec ses clients et il a même offert sa tournée… Puis, vers trois heures, je crois, le garçon est venu dire qu’on demandait M. Oscar au téléphone…

» Quand il est revenu de la cabine, il ne rigolait plus. Il m’a lancé un sale coup d’œil, car j’étais le seul consommateur étranger à la bande… Il a parlé bas aux autres…

» Un beau gâchis !… Ils tiraient des têtes longues comme ça… La petite – je veux dire la femme de M. Oscar – avait les yeux cernés jusqu’au milieu des joues et buvait à plein verre pour se donner du cran…

» Il n’y en a qu’un qui a suivi le couple, celui que je ne connais pas, une espèce d’Italien ou d’Espagnol.

» Le temps qu’ils se fassent leurs adieux et se racontent leurs petites histoires et j’étais le premier sur le boulevard. Je choisissais un taxi pas trop toquard et j’appelais deux inspecteurs qui travaillaient à la Porte Saint-Denis…

» Vous avez vu leur voiture… Eh bien ! ils ont marché à cent à l’heure dès le boulevard Saint-Michel. Ils se sont fait siffler au moins dix fois sans se retourner… On avait de la peine à les suivre… Le chauffeur du taxi – un Russe – prétendait que je lui faisais bousiller son moteur…

» Ce sont eux qui ont tiré ?…

— Oui !

Lucas avait eu le temps, après avoir entendu la pétarade, de sortir de la maison des Trois-Veuves et de rejoindre le commissaire.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le blessé ?

— Il est plus faible. Je crois quand même qu’il tiendra jusqu’au matin… Le chirurgien doit arriver bientôt… Mais ici ?…

Et Lucas regardait le rideau de fer du garage qui portait des traces de balles, le lit de camp où le mécanicien était toujours prisonnier de ses fils électriques.

— Une bande organisée, hein, patron ?

— Et comment !…

Maigret était plus soucieux que d’habitude. Cela se marquait surtout par un léger tassement des épaules. Ses lèvres avaient un drôle de pli autour du tuyau de sa pipe.

— Toi, Lucas, tu vas tendre le filet… Téléphone à Arpajon, Etampes, Chartres, Orléans, Le Mans, Rambouillet… Il vaut mieux que tu regardes la carte… Toutes les gendarmeries debout !… Les chaînes aux entrées des villes… Ceux-là, on les tient… Que fait Else Andersen ?…

— Je ne sais pas… Je l’ai laissée dans sa chambre… Elle est très abattue…

— Sans blague ! riposta Maigret avec une ironie inattendue.

Ils étaient toujours sur la route.

— D’où dois-je téléphoner ?…

— Il y a un appareil dans le corridor de la maison du garagiste… Commence par Orléans, car ils doivent avoir déjà dépassé Etampes…

De la lumière se fit dans une ferme isolée au milieu des champs. Les paysans se levaient. Une lanterne contourna un pan de mur, disparut, et ce furent les fenêtres de l’étable qui s’éclairèrent à leur tour.

— Cinq heures du matin… Ils commencent à traire les vaches…

Lucas s’était éloigné, forçait la porte de la maison de M. Oscar à l’aide d’une pince ramassée dans le garage.

Quant à Grandjean, il suivait Maigret sans se rendre un compte exact de ce qui se passait.

— Les derniers événements sont simples comme bonjour ! grommela le commissaire… Il n’y a que le commencement à éclaircir…

» Tiens ! voilà là-haut un citoyen qui m’a appelé tout exprès pour me faire constater qu’il était incapable de marcher. Il y a des heures qu’il se tient à la même place, immobile, rigoureusement immobile…

» Au fait, les fenêtres sont éclairées, pas vrai ? Et moi qui, tout à l’heure, cherchais le signal !… Tu ne peux pas comprendre… Les voitures qui passaient sans s’arrêter…

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