Simenon, Georges - La nuit du carrefour

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Quand Maigret, avec un soupir de lassitude, écarta sa chaise du bureau auquel il était accoudé, il y avait exactement dix-sept heures que durait l'interrogatoire de Carl Andersen.
On avait vu tour à tour, par les fenêtres ans rideaux, la foule des midinettes et des employés prendre d'assaut, à l'heure de midi, les crémeries de la place Saint-Michel, puis l'animation faiblir, la ruée de six heures vers les métros et les gares, la flânerie de l'apéritif.
La Seine s'était enveloppée de buée. Un dernier remorqueur était passé, avec feux verts et rouges, traînant trois péniches. Dernier autobus. Dernier métro. Le cinéma dont on fermait les grilles après avoir rentré les panneaux-réclame...

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— Une chopine de blanc, s’il vous plaît…

— Vous n’attendez pas le dîner ?

Il dévora sans répondre son monstrueux sandwich.

Le brigadier l’observait avec une évidente envie de parler.

— Vous vous attendez à quelque chose d’important pour cette nuit, n’est-ce pas ?

— Heu !…

Mais pourquoi nier ? Ce repos debout ne sentait-il pas la veillée d’armes ?

— J’ai réfléchi tout à l’heure. J’ai essayé de mettre de l’ordre dans mes idées. Ce n’est pas facile…

Maigret le regardait paisiblement, tout en travaillant des mâchoires.

— C’est encore la jeune fille qui me déroute le plus. Tantôt il me semble que tout le monde qui l’entoure, garagiste, assureur et Danois, est coupable, sauf elle. Tantôt je suis prêt à jurer le contraire, à prétendre qu’elle est ici le seul élément venimeux…

Il y eut de la gaieté dans les prunelles du commissaire, qui sembla dire : « Va toujours ! »

— Il y a des moments où elle a vraiment l’air d’une jeune fille de l’aristocratie… Mais il y en a d’autres où elle me rappelle le temps que j’ai passé à la Police des mœurs… Vous savez ce que je veux dire… Ces filles qui, avec un aplomb insensé, vous racontent une histoire invraisemblable ! Mais les détails sont si troublants qu’il ne semble pas qu’elles puissent les avoir inventés… On marche !… Puis, sous leur oreiller, on trouve un vieux roman et l’on s’aperçoit que c’est là-dedans qu’elles ont pris tous les éléments de leur récit… Des femmes qui mentent comme elles respirent, qui finissent peut-être par croire à leurs mensonges !…

— C’est tout ?

— Vous pensez que je me trompe ?

— Je n’en sais rien du tout !

— Remarquez que je ne pense pas toujours la même chose et que le plus souvent c’est la figure d’Andersen qui m’inquiète… Imaginez un homme comme lui, cultivé, racé, intelligent, se mettant à la tête d’une bande…

— Nous le verrons ce soir !

— Lui ?… Mais puisqu’il a passé la frontière…

— Hum !

— Vous croyez que ?…

— Que l’histoire est une bonne dizaine de fois plus compliquée que tu l’imagines… Et qu’il vaut mieux, pour ne pas s’éparpiller, ne retenir que quelques éléments importants.

» Tiens ! Par exemple, que c’est M. Michonnet qui a porté plainte le premier et qu’il me fait venir chez lui ce soir…

» Ce soir où précisément le garagiste est à Paris… Très ostensiblement !…

» La Minerva de Goldberg a disparu. Retiens bien ça aussi ! Et comme il n’y en a pas beaucoup en France, ce n’est pas facile à passer au bleu…

— Vous croyez que M. Oscar…

— Doucement !… Contente-toi, si ça t’amuse, de réfléchir sur ces trois jouets-là…

— Mais Else ?…

— Encore ?

Et Maigret, s’essuyant la bouche, se dirigea sur la grand-route. Un quart d’heure plus tard, il sonnait à la porte de la villa des Michonnet, et ce fut le visage revêche de la femme qui l’accueillit :

— Mon mari vous attend là-haut !

— Il est trop aimable…

Elle ne s’aperçut pas de l’ironie de ces paroles et précéda le commissaire dans l’escalier. M. Michonnet était dans sa chambre à coucher, près de la fenêtre, dont on avait baissé le store. Assis dans un fauteuil Voltaire, il avait les jambes entourées d’un plaid et ce fut d’une voix agressive qu’il questionna :

— Eh bien ! quand me rendra-t-on une voiture ?… Vous trouvez que c’est intelligent, vous, de priver un homme de son gagne-pain ?… Et, pendant ce temps-là, vous faites la cour à la créature d’en face, ou bien vous buvez des apéritifs en compagnie du garagiste !… Elle est jolie, la police ! Je vous le dis comme je le pense, commissaire ! Oui, elle est jolie !… Peu importe l’assassin ! Ce qu’il faut, c’est empoisonner les honnêtes gens !… J’ai une voiture… Est-elle à moi, oui ou non ?… Je vous le demande ! Répondez !… Elle est à moi ?… Bon ! de quel droit me la gardez-vous sous clé ?…

— Vous êtes malade ? questionna paisiblement Maigret avec un regard à la couverture qui entourait les jambes de l’assureur.

— On le serait à moins ! Je me fais de la bile ! Et moi, c’est sur les jambes que ça me tombe… Une attaque de goutte !… J’en ai pour deux ou trois nuits à rester dans ce fauteuil sans dormir… Si je vous ai fait venir, c’est pour vous dire ceci : vous voyez dans quel état je suis ! Vous constatez l’incapacité de travail, surtout sans voiture ! Cela suffit… J’exigerai votre témoignage quand je demanderai au tribunal des dommages-intérêts… Je vous salue, monsieur !…

Tout cela était récité avec une crânerie exagérée de primaire fort de son bon droit. Mme Michonnet ajouta :

— Seulement, pendant que vous rôdez avec des airs de nous épier, l’assassin, lui, court toujours !… Voilà la Justice !… Attaquer les petits, mais respecter les gros !…

— C’est tout ce que vous avez à me dire ?

M. Michonnet s’enfonça davantage dans son fauteuil, l’œil dur. Sa femme marcha vers la porte.

L’intérieur de la maison était en harmonie avec la façade : des meubles en série, bien cirés, bien propres, figés à leur place comme s’ils ne servaient jamais.

Dans le corridor, Maigret s’arrêta devant un appareil téléphonique d’ancien modèle fixé au mur. Et, en présence de Mme Michonnet, outrée, il tourna la manivelle.

— Ici, Police judiciaire, mademoiselle ! Pourriez-vous me dire si vous avez eu cet après-midi des communications pour le Carrefour des Trois-Veuves ?… Vous dites qu’il y a deux numéros, le garage et la maison Michonnet ?… Bien !… Alors ?… Le garage a reçu une communication de Paris vers une heure et une autre vers cinq heures ?… Et l’autre numéro ?… Une communication seulement… De Paris ?… Cinq heures cinq… Je vous remercie.

Il regarda Mme Michonnet avec des yeux pétillant de malice, s’inclina :

— Je vous souhaite une bonne nuit, madame.

Il ouvrit, en habitué, la grille de la maison des Trois-Veuves, contourna le bâtiment, monta au premier étage.

Else Andersen, très agitée, vint au-devant de lui.

— Je vous demande pardon de vous avoir dérangé, commissaire ! Vous allez trouver que j’abuse… Mais je suis fébrile… J’ai peur, je ne sais pas pourquoi… Depuis notre conversation de tout à l’heure, il me semble que vous seul pouvez m’éviter des malheurs… Vous connaissez maintenant aussi bien que moi ce sinistre carrefour, ces trois maisons qui ont l’air de se lancer un défi… Est-ce que vous croyez aux pressentiments ?… Moi, j’y crois, comme toutes les femmes… Je sens que cette nuit ne s’écoulera pas sans drame…

— Et vous me demandez à nouveau de veiller sur vous ?…

— J’exagère, n’est-ce pas ?… Est-ce ma faute si j’ai peur ?…

Le regard de Maigret s’était arrêté sur un tableau représentant un paysage de neige, pendu de travers. Mais l’instant d’après, déjà, le commissaire se tournait vers la jeune fille, qui attendait sa réponse.

— Vous ne craignez pas pour votre réputation ?

— Est-ce que cela compte, quand on a peur ?

— Dans ce cas, je reviendrai d’ici une heure… Quelques ordres à donner…

— Bien vrai ?… Vous reviendrez ?… C’est promis ?… Sans compter que j’ai des tas de choses à vous dire, des choses qui ne me sont revenues que petit à petit à la mémoire…

— Au sujet ?…

— Au sujet de mon frère… Mais cela ne signifie sans doute rien… Tenez ! par exemple, je me souviens qu’après son accident d’aviation, le docteur qui l’a soigné a dit à mon père qu’il répondait de la santé physique du blessé, mais non de la santé morale… Je n’avais jamais réfléchi à cette phrase-là… D’autres détails… Cette volonté d’habiter loin de la ville, de vivre caché… Je vous dirai tout cela quand vous reviendrez…

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