M. Oscar avait bu quatre apéritifs et ses joues en étaient plus roses, ses yeux brillants.
— Je sais bien que vous allez refuser de manger la blanquette de veau avec nous… Surtout qu’ici on mange dans la cuisine… Bon ! Voilà le camion à Groslumeau qui revient des Halles… Vous permettez, commissaire ?…
Il sortit. Maigret resta seul avec la jeune femme, qui tournait une cuiller de bois dans une casserole.
— Vous avez un joyeux mari !
— Oui… Il est gai…
— Et brutal à l’occasion, pas vrai ?
— Il n’aime pas qu’on le contredise… Mais c’est un brave garçon…
— Un peu coureur ?
Elle ne répondit pas.
— Je parie qu’il fait de temps en temps une bombe carabinée…
— Comme tous les hommes…
La voix devenait amère. On entendait les échos d’une conversation du côté du garage.
— Mets ça là !… Bon ! Oui… On te changera tes pneus arrière, demain matin…
M. Oscar revint, exultant. On sentait qu’il avait envie de chanter, de faire le petit fou.
— Vrai ! Vous ne voulez pas boulotter avec nous, commissaire ?… On sortirait un vieux pinard de la cave !… Qu’est-ce que t’as à faire une bobine comme ça, Germaine ?… Ah ! les femmes !… Ça ne peut jamais garder la même humeur pendant deux heures…
— Je dois regagner Avrainville ! dit Maigret.
— Faut-il que je vous y conduise en voiture ?… Il y en a pour une minute…
— Merci… Je préfère marcher…
Dehors, Maigret tomba dans une atmosphère toute chaude de soleil et, sur le chemin d’Avrainville, il fut précédé par un papillon jaune.
A cent mètres de l’auberge, il rencontra le brigadier Lucas qui venait à sa rencontre.
— Eh bien ?
— Comme vous le pensiez !… Le médecin a extrait la balle… C’est une balle de carabine…
— Rien d’autre ?
— Si ! On a des renseignements de Paris… Isaac Goldberg y est arrivé dans sa voiture, une Minerva carrossée en grand sport, avec laquelle il avait l’habitude de se déplacer et qu’il conduisait lui-même… C’est dans cette voiture qu’il a dû faire la route de Paris au carrefour…
— C’est tout ?
— On attend des renseignements de la Sûreté belge.
L’auto de grande remise au sortir de laquelle Mme Goldberg avait été tuée était repartie avec son chauffeur.
— Le corps ?
— Ils l’ont emmené à Arpajon… Le juge d’instruction est inquiet… Il m’a recommandé de vous dire de faire diligence… Il craint surtout que les journaux de Bruxelles et d’Anvers donnent une publicité trop large à l’affaire…
Maigret se mit à fredonner, pénétra dans l’auberge, alla s’asseoir à sa table.
— Il y a le téléphone ?
— Oui ! Mais il ne fonctionne pas entre midi et deux heures. Il est midi et demi…
Le commissaire mangea sans rien dire et Lucas comprit qu’il était préoccupé. A plusieurs reprises, le brigadier essaya en vain d’amorcer la conversation.
C’était une des premières belles journées du printemps. Le repas fini, Maigret traîna sa chaise dans la cour, la planta près d’un mur, au milieu des poules et des canards, sommeilla une demi-heure au soleil.
Mais, à deux heures précises, il était debout, s’accrochait au téléphone.
— Allô !… La PJ ?… On n’a pas retrouvé la 5 CV ?…
Il se mit à tourner en rond dans la cour. Dix minutes plus tard, on le rappelait à l’appareil. C’était le Quai des Orfèvres.
— Commissaire Maigret ?… Nous recevons à l’instant un coup de téléphone de Jeumont… La voiture est là-bas… Elle a été abandonnée en face de la gare… On suppose que son occupant a préféré passer la frontière à pied ou en train…
Maigret ne raccrocha qu’un instant, demanda la Maison Dumas et Fils. On lui apprit que Carl Andersen ne s’était toujours pas présenté pour toucher ses deux mille francs.
Quand, vers trois heures, Maigret, flanqué de Lucas, passa près du garage, M. Oscar surgit de derrière une voiture et prononça joyeusement :
— Ça va, commissaire ?
Maigret ne répondit que d’un signe de la main, continua sa route vers la maison des Trois-Veuves.
Les portes et les fenêtres de la villa Michonnet étaient closes, mais, une fois de plus, on vit un rideau frémir à la fenêtre de la salle à manger.
On eût dit que la bonne humeur du garagiste avait encore contribué à renfrogner le commissaire, qui fumait à bouffées rageuses.
— Du moment qu’Andersen a pris la fuite… commença Lucas sur un ton de conciliation.
— Reste ici !
Il pénétra comme le matin dans le parc de la maison des Trois-Veuves d’abord, puis dans la maison elle-même. Dans le salon, il renifla, regarda vivement autour de lui, distingua des traînées de fumée dans les angles.
Et il régnait une odeur de tabac non refroidi.
Ce fut instinctif. Il mit la main à la crosse de son revolver avant de s’engager dans l’escalier. Là, il perçut la musique d’un phonographe, reconnut le tango qu’il avait joué le matin.
Le son provenait de la chambre d’Else. Quand il frappa, le phono s’arrêta net.
— Qui est là ?
— Le commissaire…
Un petit rire.
— Dans ce cas, vous connaissez la manœuvre pour entrer… Moi, je ne puis pas vous ouvrir…
Le passe-partout servit encore. La jeune femme était habillée. Elle portait la même robe noire que la veille, qui soulignait ses formes.
— C’est vous qui avez empêché mon frère de rentrer ?
— Non ! Je ne l’ai pas revu.
— Alors, son compte n’était sans doute pas prêt chez Dumas. Cela arrive parfois qu’il doive y retourner l’après-midi…
— Votre frère a tenté de franchir la frontière belge !… Tout me fait supposer qu’il y a réussi…
Elle le regarda avec une stupeur non exempte d’incrédulité.
— Carl ?
— Oui.
— Vous voulez m’éprouver, n’est-ce pas ?
— Vous savez conduire ?
— Conduire quoi ?
— Une auto.
— Non ! Mon frère n’a jamais voulu m’apprendre.
Maigret n’avait pas retiré sa pipe de la bouche. Il gardait son chapeau sur la tête.
— Vous êtes sortie de cette chambre ?
— Moi ?
Elle rit. Un rire franc, perlé. Et, plus que jamais, elle était parée de ce que les cinéastes américains nomment le sex-appeal.
Car une femme peut être belle et n’être pas séduisante. D’autres, aux traits moins purs, éveillent sûrement le désir ou une nostalgie sentimentale.
Else provoquait les deux. Elle était à la fois femme et enfant. L’atmosphère, autour d’elle, était voluptueuse. Et pourtant, quand elle regardait quelqu’un dans les yeux, on était surpris de lui voir des prunelles limpides de petite fille.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— On a fumé, voilà moins d’une demi-heure, dans le salon du rez-de-chaussée.
— Qui ?
— C’est ce que je vous demande.
— Et comment voulez-vous que je le sache ?
— Le phono, ce matin, était en bas.
— Ce n’est pas possible !… Comment voulez-vous que… Dites !… Commissaire !… J’espère que vous ne me soupçonnez pas ?… Vous avez un air étrange… Où est Carl ?…
— Je vous répète qu’il a passé la frontière.
— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas possible ! Pourquoi aurait-il fait ça ?… Sans compter qu’il ne m’aurait pas laissée seule ici !… C’est fou… Qu’est-ce que je deviendrais , sans personne ?…
C’était déroutant. Sans transition, sans grands gestes, sans éclats de voix, elle atteignait au pathétique. Cela venait des yeux. Un trouble inexprimable. Une expression de désarroi, de supplication.
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