Simenon, Georges - L'ombre chinoise

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Il était dix heures du soir. Les grilles du square étaient fermées, la place des Vosges, avec les pistes luisantes des voitures tracées sur l'asphalte et le chant continu des fontaines, les arbres sans feuilles et la découpe monotone sur le ciel des toits tous pareils. Sous les arcades, qui font une ceinture prodigieuse à la place, peu de lumière. A peine trois ou quatre boutiques. Le commissaire Maigret vit une famille qui mangeait dans l'une d'elles, encombrée de couronnes mortuaires en perles. Il essayait de lire les numéros au-dessus des portes, mais à peine avait-il dépassé la boutique aux couronnes qu'une petite personne sortit de l'ombre. - C'est à vous que je viens de téléphoner ? Il devait y avoir longtemps qu'elle guettait. Malgré le froid de novembre, elle n'avait pas passé de manteau sur son tablier. Son nez était rouge, ses yeux inquiets.
[http://www.amazon.fr/Maigret-LOmbre-chinoise-Georges-Simenon/dp/2253142514](http://www.amazon.fr/Maigret-LOmbre-chinoise-Georges-Simenon/dp/2253142514)

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— Faites un rapport.

— Et pour la famille ?

— Je m’en occuperai. »

Il poussa la porte du salon, vit une forme étendue par terre, entièrement recouverte par une couverture prise à un des lits.

Céline, affalée dans un fauteuil, faisait entendre maintenant un ululement régulier, tandis qu’une grosse femme, la patronne ou la gérante, lui prodiguait des consolations.

« Ce n’est pas comme s’il s’était tué pour vous, n’est-ce pas ?… Vous n’y pouvez rien… Vous ne lui avez jamais rien refusé… »

Maigret ne souleva pas la couverture, ne se montra même pas à Céline.

Quelques instants plus tard, des infirmiers transportaient le corps dans la voiture d’ambulance et celle-ci démarrait en direction de l’Institut médico-légal.

Alors, peu à peu, le groupe, rue Pigalle, s’éparpilla. Les derniers curieux ne savaient même plus s’il s’agissait d’un incendie, d’un suicide ou de l’arrestation d’un voleur à la tire.

« Il sifflait… Et soudain je n’ai plus rien entendu … »

Maigret montait lentement, lentement l’escalier de la place des Vosges et, à mesure qu’il se rapprochait du second étage, il se renfrognait.

La porte de la vieille Mathilde était entrouverte. Sans doute la femme était-elle derrière, à guetter. Mais il haussa les épaules, tira le cordon qui pendait devant l’huis des Martin.

Il avait sa pipe aux lèvres. Il pensa un instant à la mettre en poche puis, une fois de plus, il haussa les épaules.

Des bruits de bouteilles heurtées. Un vague murmure. Deux voix d’hommes qui se rapprochaient et la porte qui s’ouvrait enfin.

« Bien, docteur… Oui, docteur… Merci, docteur… »

Un monsieur Martin abattu, qui n’avait pas encore eu le temps de faire sa toilette et que Maigret retrouvait dans la même tenue lamentable que le matin.

« C’est vous ?… »

Le médecin se dirigeait vers l’escalier tandis que M. Martin faisait entrer le commissaire, jetait un regard furtif dans la chambre à coucher.

« Elle va plus mal ?

— On ne sait pas… Le docteur ne peut pas se prononcer… Il reviendra ce soir… »

Il prit une ordonnance sur l’appareil de T.S.F., la fixa de ses yeux vides.

« Je n’ai même plus personne pour aller chez le pharmacien !

— Qu’est-il arrivé ?

— À peu près comme cette nuit, mais en plus fort… Elle s’est mise à trembler, à balbutier des choses incompréhensibles… J’ai fait chercher le docteur et il a constaté qu’elle a près de quarante de fièvre…

— Elle délire ?

— Puisque je vous dis qu’on ne comprend pas ce qu’elle dit ! Il faut de la glace, et un appareil de caoutchouc pour lui mettre cette glace sur le front…

— Voulez-vous que je reste ici pendant que vous irez chez le pharmacien ? »

M. Martin fut sur le point de refuser. Puis il se résigna.

Il endossa un pardessus, s’éloigna en gesticulant, tragique et grotesque, revint parce qu’il avait oublié de prendre de l’argent.

Maigret n’avait aucun but en restant dans l’appartement. Il ne s’intéressa à rien, n’ouvrit aucun tiroir, ne regarda même pas un tas de correspondance qui se trouvait sur un meuble.

Il entendait la respiration irrégulière de la malade qui poussait de temps en temps un long soupir, puis balbutiait des syllabes confuses.

Quand M. Martin revint, il le retrouva à la même place.

« Vous avez tout ce qu’il faut ?

— Oui… C’est affreux !… Et le bureau qui n’est même pas prévenu !… »

Maigret l’aida à casser la glace et à l’introduire dans la poche en caoutchouc rouge.

« Vous n’avez pourtant pas reçu de visite ce matin ?

— Personne…

— Et vous n’avez pas reçu de lettre ?

— Rien… Des prospectus… »

Mme Martin avait le front en sueur et ses cheveux grisonnants collaient aux tempes. Ses lèvres étaient décolorées. Mais les yeux restaient extraordinairement vivants.

Est-ce qu’ils reconnurent Maigret qui tenait l’appareil au-dessus de la tête de la malade ?

On n’eût pu le dire. Mais elle semblait un peu calmée. L’outre rouge sur le front, elle resta immobile, à regarder le plafond.

Le commissaire entraîna M. Martin dans la salle à manger.

« J’ai plusieurs nouvelles à vous annoncer.

— Ah ! dit-il avec un frisson d’inquiétude.

— On a découvert le testament de Couchet. Il laisse un tiers de sa fortune à votre femme.

— Comment ? »

Et le fonctionnaire s’agitait, ahuri, bouleversé par cette nouvelle.

« Vous dites qu’il nous laisse ?…

— Un tiers de sa fortune ! Il est probable que cela n’ira pas tout seul. Sa seconde femme fera sans doute opposition… Car elle ne reçoit de son côté qu’un tiers… Le troisième tiers va à une autre personne, la dernière maîtresse de Couchet, une certaine Nine… »

Pourquoi Martin semblait-il désolé ? Pis que désolé ! Atterré ! On eût dit qu’il en avait bras et jambes coupés ! Il regardait fixement le plancher, incapable de se ressaisir.

« L’autre nouvelle est moins bonne… Il s’agit de votre beau-fils…

— Roger ?

— Il s’est tué ce matin en se jetant par la fenêtre de sa chambre, rue Pigalle… »

Alors, il vit le petit Martin se dresser sur ses ergots, le regarder avec colère, avec rage, et hurler :

« Qu’est-ce que vous me racontez ?… Vous voulez me faire devenir fou, n’est-ce pas ?… Avouez que tout cela, c’est un truc pour me faire parler !…

— Pas si fort !… Votre femme…

— Cela m’est égal !… Vous mentez ! Ce n’est pas possible… »

Il était méconnaissable. Il perdait d’un seul coup toute sa timidité, toute cette bonne éducation à laquelle il tenait tant.

Et c’était curieux de voir son visage décomposé, ses lèvres qui tremblaient, ses mains qui s’agitaient dans le vide.

« Je vous jure, insista Maigret, que ces deux nouvelles sont officielles…

— Mais pourquoi aurait-il fait cela ?… Je vous dis, moi, que c’est à devenir fou !… D’ailleurs, c’est bien ce qui arrive !… Ma femme est en train de devenir folle !… Vous l’avez vue !… Et, si cela continue, je deviendrai fou aussi… Nous deviendrons tous fous !… »

Son regard était d’une mobilité maladive. Il avait perdu tout contrôle de lui-même.

« Son fils qui se jette par la fenêtre !… Et le testament… »

Tous les traits étaient crispés et soudain ce fut une crise de larmes, tragique, comique, odieuse.

« Je vous en prie ! Calmez-vous…

— Toute une vie… Trente-deux ans… Tous les jours… À neuf heures… Sans jamais une réprimande… Tout cela pour…

— Je vous en prie… Pensez que votre femme vous entend, qu’elle est très malade…

— Et moi ?… Vous croyez que je ne suis pas malade, moi ?… Vous croyez que je supporterai longtemps une pareille vie ?… »

Il n’avait pas une tête à pleurer et c’est bien ce qui rendait ses larmes émouvantes.

« Vous n’y êtes pour rien, n’est-ce pas ? Ce n’est que votre beau-fils… Vous n’êtes pas responsable… »

Martin regarda le commissaire, subitement calmé, mais pas pour longtemps.

« Je ne suis pas responsable… » Il s’emporta.

« N’empêche que c’est moi qui ai tous les tracas ! C’est ici que vous venez raconter ces histoires !… Dans l’escalier, les locataires me regardent de travers… Je parie qu’ils me soupçonnent d’avoir tué ce Couchet !… Parfaitement !… Et, d’ailleurs, qu’est-ce qui me prouve que vous ne me soupçonnez pas aussi ?… Qu’est-ce que vous venez faire ici ?… Ha ! Ha ! Vous ne répondez pas !… Vous n’oseriez pas répondre… On choisit le plus faible !… Un homme qui n’est pas capable de se défendre… Et ma femme est malade… Et… »

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