— Et le frère de Julie était à bord ?
— Sans doute ! Ils ne sont que trois : le patron, qui est en même temps propriétaire du bateau, et deux hommes. Grand-Louis…
— C’est le nom du forçat ?
— Oui. On dit Grand-Louis, parce qu’il est plus grand que vous et capable de vous étrangler d’une seule main…
— Un mauvais bougre ?
— Si vous le demandez au maire, ou à un bourgeois de l’endroit, il vous répondra que oui. Moi, je ne l’ai pas connu avant qu’il aille au bagne. Il n’est pas souvent ici. Tout ce que je sais, c’est qu’il n’a jamais fait de bêtises à Ouistreham. Il boit, bien sûr… Ou plutôt… C’est difficile à savoir… Il a toujours une demi-cuite… Il va… Il vient… Il traîne la patte, tient les épaules et la tête de travers, ce qui ne lui donne pas l’air franc… N’empêche que le patron du Saint-Michel en est content…
— Il est venu hier ici, en l’absence de sa sœur.
Le capitaine Delcourt détourna la tête, n’osant pas nier. Et Maigret comprit, à ce moment, qu’on ne lui dirait jamais tout, qu’entre ces hommes de la mer il existait une sorte de franc-maçonnerie.
— Il n’y a pas que lui…
— Que voulez-vous dire ?
— Rien… J’ai entendu parler d’un étranger qu’on a vu rôder… Mais c’est vague…
— Qui l’a vu ?…
— Je ne sais pas… On parle, comme ça… Vous ne prenez rien ?…
Pour la seconde fois, Maigret s’installa à la buvette, où les mains se tendirent.
— Dites donc ! Ils ont vite expédié leur besogne, les messieurs du Parquet…
— Qu’est-ce que vous buvez ?
— De la bière.
Le soleil ne s’était pas caché de la journée. Mais voilà que des écharpes de brume s’étiraient entre les arbres et que l’eau du canal commençait à fumer.
— Encore une nuit dans le coton ! soupira le capitaine.
Et, au même moment, on entendait la sirène hurler.
— C’est la bouée lumineuse, là-bas, à l’entrée de la passe.
— Le capitaine Joris allait souvent en Norvège ? demanda Maigret à brûle-pourpoint.
— Quand il naviguait pour l’Anglo-Normande, oui ! Surtout tout de suite après la guerre, parce qu’on manquait de bois. Du vilain chargement, qui ne laisse pas de place pour manœuvrer…
— Vous apparteniez à la même compagnie ?
— Pas longtemps. J’ai surtout navigué pour Worms, de Bordeaux. Je faisais le « tramway », comme on dit, c’est-à-dire toujours la même route : Bordeaux-Nantes et Nantes-Bordeaux… Pendant dix-huit ans !
— D’où sort Julie ?
— D’une famille de pêcheurs de Port-en-Bessin… Si l’on peut dire des pêcheurs !… Lui n’a jamais fait grand-chose… Il est mort pendant la guerre… La mère doit toujours vendre du poisson dans les rues, et surtout boire du vin rouge dans les bistrots.
Maigret, pour la deuxième fois en pensant à Julie, eut un drôle de sourire. Il la revoyait arrivant dans son bureau, à Paris, bien nette dans son tailleur bleu, avec un petit air volontaire.
Puis le matin même, quand elle luttait si maladroitement, comme une petite fille, pour ne pas lui donner le billet de son frère.
La maison de Joris s’estompait déjà dans la brume. Il n’y avait plus de lumière au premier étage, d’où le cadavre avait disparu, ni dans la salle à manger ! Rien que dans le corridor et, sans doute, derrière, dans la cuisine, où les deux voisines tenaient compagnie à la jeune fille.
Les aides-éclusiers entraient à leur tour à la buvette, mais, sensibles aux nuances, allaient s’asseoir à une table du fond et entamaient une partie de dominos. Le phare s’alluma.
— Vous nous remettrez ça ! dit le capitaine en montrant les verres. C’est ma tournée !
Ce fut d’une voix étrangement feutrée que Maigret questionna :
— À cette heure-ci, si Joris vivait, où serait-il ? Ici ?…
— Non ! chez lui ! avec des pantoufles aux pieds !
— Dans la salle à manger ? Dans sa chambre ?
— Dans la cuisine… à lire le journal, puis à lire un bouquin d’horticulture… Il lui était venu la passion des fleurs… Tenez ! malgré la saison son jardin en est encore plein…
Les autres riaient, mais ils étaient un peu gênés de n’avoir pas la passion des fleurs, de préférer le sempiternel bistrot.
— Il n’allait pas à la chasse ?
— Rarement… Quelquefois, quand on l’invitait…
— Avec le maire ?
— C’est arrivé… Quand il y avait du canard, ils allaient ensemble au gabion…
La buvette était trop peu éclairée, au point qu’on voyait mal, à travers la fumée, les joueurs de dominos. Un gros poêle alourdissait l’atmosphère. Et dehors c’était presque l’obscurité, mais une obscurité rendue plus trouble et comme malsaine par le brouillard. La sirène hurlait toujours. La pipe de Maigret grésillait.
Et, renversé sur sa chaise, il fermait à demi les yeux, dans un effort pour assembler tous les éléments épars qui formaient une masse sans cohésion.
— Joris a disparu pendant six semaines et est revenu le crâne fendu et réparé ! dit-il sans savoir qu’il pensait tout haut.
» Le jour de son arrivée le poison l’attendait.
Et ce n’est que le lendemain que Julie avait trouvé dans le placard l’avertissement de son frère !
Maigret poussa un long soupir et murmura en guise de conclusion :
— En somme, on a essayé de le tuer ! Puis on l’a guéri ! Puis on l’a tué pour de bon ! À moins…
Car ces trois propositions n’allaient pas ensemble. Et une pensée baroque naissait, si baroque qu’elle en était effrayante.
— À moins qu’on n’ait pas essayé de le tuer la première fois ? Qu’on n’ait voulu que lui enlever la raison !…
Les médecins de Paris n’affirmaient-ils pas que l’opération n’avait pu être faite que par un grand chirurgien ?
Mais fend-on le crâne d’un homme pour lui voler sa raison ?
Et puis ! qu’est-ce qui prouvait que Joris l’avait vraiment perdue ?
On regardait Maigret en observant un silence respectueux. Il n’y eut qu’un geste du douanier pour signifier à la serveuse :
— La même chose…
Et chacun était enfoncé dans son coin, dans l’atmosphère chaude, dans une rêverie moite que l’alcool rendait imprécise.
On entendit passer trois autos : le Parquet, qui regagnait Caen après la réception chez M. et Mme Grandmaison. À cette heure, le corps du capitaine Joris était déjà dans une armoire frigorifique de l’Institut médico-légal.
On ne parlait plus. Les dominos bougeaient sur la table dévernie, du côté des éclusiers. Et on sentait que le problème, peu à peu, s’était imposé à tous les esprits, qu’il pesait à tous, qu’il était là, presque palpable, en suspension dans l’air. Les visages se renfrognaient. Le plus jeune des douaniers, impressionné, se leva en balbutiant :
— Il est temps que j’aille retrouver ma femme.
Maigret tendit sa blague à son voisin, qui bourra une pipe et passa le tabac au suivant. Alors une voix, celle de Delcourt, s’éleva.
Il se levait à son tour pour échapper à cette ambiance écrasante qui s’était créée.
— Je vous dois combien, Marthe ?
— Les deux tournées ?… Neuf soixante-quinze… Plus trois francs dix d’hier…
Tout le monde était debout. Un air humide pénétrait par la porte ouverte. Les mains se tendirent.
Dehors, chacun fonçait de son côté, dans le brouillard. On entendait résonner les pas et, par-dessus tout, vibrait la clameur de la sirène.
Maigret, immobile, resta un moment à écouter tous ces pas qui s’éloignaient en étoile autour de lui. Des pas lourds, avec des hésitations, des précipitations soudaines…
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