Simenon, Georges - Le port des brumes

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Quand on avait quitté Paris, vers trois heures, la foule s’agitait encore dans un frileux soleil d’arrière-saison. Puis, vers Mantes, les lampes du compartiment s’étaient allumées. Dès Evreux, tout était noir dehors. Et maintenant, à travers les vitres où ruisselaient des gouttes de buée, on voyait un épais brouillard qui feutrait d’un halo les lumières de la voie. Bien calé dans son coin, la nuque sur le rebord de la banquette, Maigret, les yeux mi-clos, observait toujours, machinalement, les deux personnages, si différents l’un de l’autre, qu’il avait devant lui. Le capitaine Joris dormait, la perruque de travers sur son fameux crâne, le complet fripé. Et Julie, les deux mains sur son sac en imitation de crocodile, fixait un point quelconque de l’espace, en essayant de garder, malgré sa fatigue, une attitude réfléchie. Joris ! Julie !
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— Bien ! monsieur le maire.

Il revint vers Maigret, non sans serrer la main du capitaine du port en murmurant :

— Ça va ?

— Ça va, monsieur le maire.

— Nous disions, commissaire ?… Qu’est-ce qu’il y a de vrai dans toutes ces histoires de crâne fendu, réparé, de folie et de je ne sais quoi ?…

— Vous aimiez beaucoup le capitaine Joris ?

— Il a été à mon service pendant vingt-huit ans ; c’était un brave homme, méticuleux dans le service.

— Honnête ?

— Ils le sont presque tous.

— Qu’est-ce qu’il gagnait ?

— Cela dépend, à cause de la guerre, qui a tout bouleversé… Toujours assez pour acheter sa petite maison. Et je parie qu’il avait au moins vingt mille francs en banque.

— Pas plus ?

— À cinq mille francs près, je ne crois pas.

On ouvrait les portes d’amont et le navire allait pénétrer dans le canal, tandis qu’un autre, qui arrivait de Caen, prendrait sa place et mettrait le cap sur la pleine mer.

L’air était toujours d’un calme idéal. Les gens suivaient les deux hommes des yeux. Du haut de leur bateau, les marins anglais regardaient paisiblement la foule tout en veillant à la manœuvre.

— Que pensez-vous, monsieur le maire, de Julie Legrand !

M. Grandmaison hésita, grommela :

— Une petite sotte, qui a eu la tête tournée parce que Joris l’a traitée avec trop d’égards… Elle se croit… je ne sais pas, moi !… elle se croit en tout cas autre chose que ce qu’elle est…

— Et son frère ?

— Je ne l’ai jamais vu… On m’a affirmé que c’est une crapule…

Laissant l’écluse derrière eux, ils atteignaient la grille de la maison, autour de laquelle quelques gamins continuaient à jouer en attendant un spectacle intéressant.

— De quoi est-il mort ?

— Strychnine !

Maigret avait son air le plus buté. Il marchait lentement, les deux mains dans les poches, la pipe aux dents. Et cette pipe était à l’échelle de son épais visage : elle contenait presque le quart d’un paquet de tabac gris.

Le chat blanc, étendu de tout son long sur le mur chauffé par le soleil, s’enfuit d’un bond à l’approche des deux hommes.

— Vous n’entrez pas ? questionna le maire, étonné de voir Maigret s’arrêter sans raison.

— Un instant ! À votre avis, Julie était-elle la maîtresse du capitaine ?

— Je n’en sais rien ! grommela M. Grandmaison avec impatience.

— Vous veniez souvent dans la maison ?

— Jamais ! Joris avait été un de mes employés. Et, dans ce cas…

Son sourire voulait être un sourire de grand seigneur.

— Si cela ne vous fait rien, nous en finirons au plus tôt. J’ai du monde à déjeuner…

— Vous êtes marié ?

Et, le front têtu, Maigret poursuivait son idée, la main sur la clenche de la grille.

M. Grandmaison le regarda de haut en bas, car il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq. Le commissaire remarqua que, s’il ne louchait pas, il y avait néanmoins une dissymétrie légère dans les prunelles.

— J’aime mieux vous avertir que, si vous continuez à me parler sur ce ton, il pourrait vous en cuire… Montrez-moi ce que vous avez à me montrer…

Et il avait poussé lui-même la grille. Il gravissait le seuil. Le garde champêtre, qui montait la garde, s’effaçait avec empressement.

La cuisine avait une porte vitrée. Du premier coup d’œil, Maigret constata quelque chose d’anormal : il y voyait bien les deux femmes, mais il n’apercevait pas Julie.

— Où est-elle ? alla-t-il questionner.

— Elle est montée dans sa chambre… Elle s’est enfermée… Elle n’a pas voulu redescendre…

— Comme ça, brusquement ?

La femme du gardien du phare expliqua :

— Elle allait mieux… Elle pleurait encore, mais doucement, tout en parlant… Je lui ai dit de manger quelque chose et elle a ouvert le placard…

— Alors ?

— Je ne sais pas… Elle a paru effrayée… Elle s’est précipitée vers l’escalier et on a entendu qu’elle refermait à clé la porte de sa chambre.

Dans le placard, il n’y avait rien que de la vaisselle, un panier qui contenait quelques pommes, un plat où marinaient des harengs, deux autres plats sales où des traces de graisse laissaient supposer qu’il y avait eu des restes de viande.

— J’attends toujours votre bon plaisir ! prononça avec impatience le maire, qui était resté dans le corridor. Il est onze heures trente… Je suppose que les faits et gestes de cette fille…

Maigret ferma le placard à clé, mit celle-ci dans sa poche et se dirigea lourdement vers l’escalier.

III

L’armoire aux victuailles

— Ouvrez, Julie !

Pas de réponse, mais le bruit d’un corps se jetant sur un lit.

— Ouvrez !

Rien ! Alors Maigret donna un coup d’épaule dans le panneau, et les vis maintenant la serrure furent arrachées.

— Pourquoi n’avez-vous pas ouvert ?

Elle ne pleurait pas. Elle n’était pas agitée. Au contraire, couchée en chien de fusil, elle regardait droit devant elle, les prunelles immobiles. Lorsque le commissaire fut trop près, elle sauta du lit et se dirigea vers la porte.

— Laissez-moi ! articula-t-elle.

— Alors, remettez-moi le billet, Julie.

— Quel billet ?

Elle était agressive, croyant mieux cacher ainsi son mensonge.

— Le capitaine permettait que votre frère vînt vous voir ?

Pas de réponse.

— Ce qui veut dire qu’il ne le permettait pas ! Votre frère venait quand même ! Il paraît qu’il serait venu dans la nuit de la disparition de Joris…

Un regard dur, presque haineux.

— Le Saint-Michel était dans le port. C’était donc naturel qu’il vous rendît visite. Une question… Quand il vient, il a l’habitude de manger, n’est-ce pas ?…

« Brute ! » gronda-t-elle entre ses dents tandis qu’il poursuivait :

— Il est entré ici hier pendant que vous étiez à Paris. Il ne vous a pas rencontrée et il vous a laissé un billet. Pour être sûr que vous le trouviez, et personne d’autre, il l’a placé dans le placard aux provisions… Donnez-moi ce papier…

— Je ne l’ai plus !

Maigret regarda la cheminée vide, la fenêtre fermée.

— Donnez-le-moi !

Elle était raidie non comme une femme intelligente, mais comme un enfant rageur. Au point que le commissaire, surprenant un de ses regards, grommela avec une pointe d’affection :

— Imbécile !

Le billet était simplement sous l’oreiller, à la place où Julie était couchée un instant plus tôt. Mais, au lieu de désarmer, la servante, obstinée, attaqua à nouveau, tenta d’arracher le feuillet des mains du commissaire que sa colère amusait.

— C’est tout ? menaça-t-il en lui maintenant les mains.

Et il lut ces lignes d’une mauvaise écriture, criblées de fautes :

Si tu reviens avec ton patron, fais bien attention à lui, car il y a des mauvaises gens qui lui en veulent. Je reviendrai dans deux ou trois jours avec le bateau. Ne cherche pas les côtelettes. Je les ai mangées. Ton frère pour la vie.

Maigret baissa la tête, si dérouté qu’il ne s’occupa plus de la jeune fille. Un quart d’heure plus tard, le capitaine du port lui disait que le Saint-Michel devait être à Fécamp, et que si les vents restaient nord-ouest il arriverait la nuit suivante.

— Vous connaissez la position de tous les bateaux ?

Et Maigret, troublé, regarda la mer qui scintillait, marquée, très loin, d’une seule fumée.

— Les ports sont reliés entre eux. Tenez ! voici la liste des navires attendus aujourd’hui.

Il montra au commissaire un tableau noir appliqué au mur du bureau du port, et des noms écrits à la craie.

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