Des photographies, par exemple. Il y en avait des douzaines. Beaucoup de photographies d’amis, presque tous en uniforme de marin, presque tous du même âge que Joris. On comprenait que celui-ci avait gardé des relations avec ses camarades de l’école de Brest, qui lui écrivaient de tous les coins du monde. Photographies format carte postale, ingénues, d’une banalité universelle, qu’elles arrivassent de Saigon ou de Santiago :
Un bonjour d’Henry.
Ou bien :
Enfin ! le troisième galon ! Salut ! Eugène.
La plupart de ces cartes étaient adressées au « Capitaine Joris, à bord du Diana, Compagnie anglo-normande, à Caen ».
— Il y a longtemps que vous connaissez le capitaine ? demanda Maigret au médecin.
— Quelques mois. Depuis qu’il est au port. Avant, il naviguait sur un des bateaux du maire, qu’il a commandé pendant vingt-huit ans.
— Un bateau du maire ?
— M. Ernest Grandmaison, oui ! Le directeur de la Compagnie anglo-normande. Autant dire le seul propriétaire des onze vapeurs de la société…
Encore une photographie : Joris lui-même, cette fois, à vingt-cinq ans, déjà court sur pattes, large visage, mais un peu buté. Un vrai Breton !
Enfin, dans une enveloppe de toile, des diplômes, depuis le certificat d’études jusqu’au brevet de capitaine de la marine marchande, des papiers officiels, extrait d’acte de naissance, livret militaire, passeports…
Une enveloppe tomba à terre que Maigret ramassa. Le papier en était déjà jauni.
— Un testament ? questionna le docteur, qui n’avait plus rien à faire avant l’arrivée du Parquet.
La confiance devait régner dans la maison du capitaine Joris, car l’enveloppe n’était même pas fermée. À l’intérieur, un papier couvert d’une belle écriture de sergent-major :
Je soussigné Yves-Antoine Joris, né à Paimpol, exerçant la profession de navigateur, lègue mes biens meubles et immeubles à Julie Legrand, à mon service, en récompense de plusieurs années de dévouement,
À charge par elle de faire les legs suivants :
Mon canot au capitaine Delcourt ; le service en porcelaine de Chine à sa femme ; ma canne en ivoire sculpté à…
Peu de gens, parmi ceux qui constituaient le petit monde du port, que Maigret avait vu grouiller dans le brouillard de la nuit, étaient oubliés. Jusqu’à l’éclusier qui recevait un filet de pêche, « le tramail qui se trouve sous le hangar », comme disait le testament !
À ce moment, il y eut un bruit insolite. Julie, profitant d’un moment d’inattention des femmes qui lui préparaient un grog « pour la remonter » s’était élancée dans l’escalier. Elle ouvrait la porte de la chambre et jetait autour d’elle des regards fous, se précipitait vers le lit, puis reculait, interdite, impressionnée au dernier moment par la mort.
— Est-ce que ?…
Elle s’écroula par terre, sur la carpette, en criant des choses à peine distinctes, où l’on devinait :
— … pas possible… Mon pauvre monsieur… mon… mon…
Maigret, très grave, les épaules rondes, l’aida à se relever, l’entraîna, gigotante, dans la chambre voisine, qui était celle de la jeune fille. La chambre n’était pas faite. Il y avait des vêtements en travers du lit, de l’eau savonneuse dans la cuvette.
— Qui est-ce qui a rempli la carafe d’eau qui se trouve sur la table de nuit ?
— C’est moi… Hier matin… En même temps que je mettais des fleurs chez le capitaine.
— Vous étiez seule dans la maison ?
Julie haletait, reprenait peu à peu son sang-froid, mais en même temps s’étonnait des questions de Maigret.
— Qu’est-ce que vous croyez ? s’écria-t-elle soudain.
— Je ne crois rien. Calmez-vous. Je viens de lire le testament de Joris.
— Eh bien ?
— Vous héritez de tous ses biens. Vous êtes riche…
Le seul effet de ces paroles fut de provoquer de nouvelles larmes.
— Le capitaine a été empoisonné par l’eau qui se trouvait dans la carafe.
Elle le regarda avec des yeux brillants de mépris, hurla :
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Hein ! Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Et elle était dans un tel état qu’elle lui saisit l’avant-bras et le secoua avec fièvre. Pour un peu, elle eût griffé, frappé.
— Doucement. Calmez-vous ! L’enquête ne fait que commencer. Je n’insinue rien. Je m’informe.
On heurtait la porte. C’était le garde champêtre.
— Le Parquet ne pourra pas venir avant le début de l’après-midi. M. le maire, qui est rentré ce matin de la chasse, était au lit. Il viendra dès qu’il sera prêt.
Tout le monde était sous pression. Tout, dans la maison, sentait la fièvre. Et cette foule, dehors, qui attendait sans savoir elle-même ce qu’elle attendait, accroissait l’impression de nervosité, de désordre.
— Vous comptez rester ici ? demanda Maigret à la jeune fille.
— Pourquoi pas ? Où irais-je ?
Maigret pria le médecin de sortir de la chambre du mort, ferma celle-ci à clé. Il ne laissa auprès de Julie que deux personnes, la femme du gardien de phare et celle d’un des éclusiers.
— Vous empêcherez les autres d’entrer, dit-il au garde champêtre. Au besoin, essayez de disperser adroitement les curieux.
Lui-même sortit, traversa les groupes et se dirigea vers le pont. La corne de brume criait toujours dans le lointain, mais, les vents venant de terre, on l’entendait à peine. La température était très douce. Le soleil devenait plus brillant d’heure en heure. La mer montait.
Déjà deux éclusiers arrivaient du village et prenaient leurs fonctions. Sur le pont, Maigret rencontra le capitaine Delcourt, à qui il avait parlé la veille au soir, et qui s’avança vers lui.
— Alors ! C’est vrai ?
— Joris a été empoisonné, oui.
— Par qui ?
La foule commençait à s’éloigner de la maison du capitaine. Il est vrai que le garde champêtre, gesticulant, allait de groupe en groupe raconter Dieu sait quoi. Par contre, on suivait des yeux le commissaire. Tout l’intérêt se reportait sur lui.
— C’est déjà votre marée qui commence ?
— Pas encore. Il s’en faut encore de trois pieds d’eau. Tenez ! Ce vapeur que vous voyez ancré dans la rade attend depuis six heures du matin.
D’autres personnes hésitaient à s’approcher des deux hommes : les douaniers, le chef éclusier, le garde-pêche et le patron du bateau garde-côte. Les simples aides, eux, se préparaient au travail de la journée.
En somme, c’était toute la population que Maigret n’avait fait que deviner dans le brouillard et qu’il voyait maintenant au grand jour. La Buvette de la Marine était à deux pas. De ses fenêtres, de sa porte vitrée, on pouvait voir l’écluse, le pont, les jetées, le phare et la maison de Joris.
— Vous venez prendre un verre ? proposa le commissaire.
Il devinait d’ailleurs que cela devait être l’habitude, qu’à chaque marée ce petit monde se retrouvait à la buvette. Le capitaine s’assura d’abord de la marée.
— J’ai une demi-heure, dit-il.
Ils entrèrent tous les deux dans la buvette en planches, puis les autres, indécis, suivirent peu à peu et Maigret leur fit signe de s’asseoir à la même table.
Il fallait rompre la glace, se présenter à tous, donner confiance et même pénétrer en quelque sorte dans le groupe.
— Qu’est-ce que vous buvez ?
Ils se regardèrent. Il y avait encore de la gêne.
— D’habitude, à cette heure-ci, c’est un café arrosé.
Une femme les servit. La foule repassait le pont, essayait de voir dans le café, hésitait à regagner le village, se dispersait dans le port pour attendre les événements.
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