Il était presque calme. Il avait le regard hautain.
Grand-Louis avait le rôle facile. Il avait eu le dessus. Il n’était pas blessé, pas même meurtri. Tout à l’heure, son sourire ineffable disait une joie quasi enfantine.
Et c’est maintenant qu’il commençait à avoir l’air ennuyé, à ne savoir que faire, ni où se mettre, ni où regarder.
Alors Maigret se posait la question : « En supposant que l’un d’eux soit un chef, qui est-ce ? »
Il était bien embarrassé de répondre. Grandmaison, à certains moments. Louis, à d’autres.
— Allô ! Police de Caen ? Le commissaire Maigret me prie de vous dire qu’il sera toute la nuit dans la maison du maire… Oui… Téléphonez au numéro 1… Allô !… Vous avez du nouveau ? Déjà Lisieux ?… Merci ! Oui.
Et, à son chef :
— L’auto vient de passer à Lisieux. Elle sera ici dans trois quarts d’heure.
— Je crois vous avoir entendu dire… commença le maire.
— Que je resterai ici toute la nuit, oui ! Avec votre permission, bien entendu. Par deux fois, vous m’avez parlé de votre enquête personnelle. Si bien que je crois ne pas pouvoir mieux faire que de vous demander l’autorisation de réunir les résultats que nous avons obtenu de part et d’autre.
Maigret n’était pas ironique. Il était furieux. Furieux de cette situation invraisemblable dans laquelle il s’était mis. Furieux de n’y rien comprendre.
— Voulez-vous m’expliquer, Grand-Louis, pourquoi, quand nous sommes arrivés, vous étiez en train de… hum ! de frapper à bras raccourcis sur monsieur le maire ?
Mais Grand-Louis ne répondit pas, regarda l’armateur comme pour dire : « Parlez, vous ! »
Et M. Grandmaison de prononcer sèchement :
— Cela me regarde.
— Évidemment ! Tout le monde a le droit de se faire battre s’il aime ça ! grommela Maigret au comble de la mauvaise humeur. Demandez-moi l’Hôtel de Lutèce, Lucas.
Le coup porta. M. Grandmaison ouvrit la bouche pour parler. Sa main se crispa sur l’appui de marbre de La cheminée.
Lucas parlait au téléphone.
— Trois minutes d’attente ?… Merci… Oui…
Et Maigret, à voix haute :
— Vous ne trouvez pas que cette enquête prend une drôle de tournure ? Au fait, monsieur Grandmaison… vous allez peut-être me rendre un service… Vous qui êtes armateur, vous devez connaître les gens d’un peu tous les pays. Avez-vous entendu parler d’un certain… attendez donc… un certain Martineau… ou Motineau, de Bergen ou de Trondheim… Un Norvégien, en tout cas…
Silence ! Les yeux de Grand-Louis étaient devenus durs.
Machinalement, il se versa à boire dans un des verres renversés sur la table.
— Dommage que vous ne le connaissiez pas… Il va venir…
Ce fut tout ! Pas la peine d’ajouter un seul mot ! Personne ne répondrait plus ! Personne n’aurait même un tressaillement ! Cela se sentait aux positions prises.
M. Grandmaison avait changé de tactique. Toujours adossé à la cheminée, devant le feu de boulets qui lui cuisait les mollets, il regardait par terre, d’un air aussi indifférent que possible.
Drôle de visage ! Des traits flous, avec des marques rouges et bleues, du sang sur le menton ! Un mélange d’énergie concentrée et de panique, ou de douleur.
Grand-Louis, lui, s’était installé à califourchon sur une chaise. Après avoir bâillé trois ou quatre fois, il parut sommeiller.
Sonnerie de téléphone. Maigret décrocha vivement.
— Allô ! L’Hôtel de Lutèce ? Allô ?… Ne coupez pas… Veuillez me donner Mme Grandmaison… Oui ! Elle a dû arriver ce soir ou cet après-midi… J’attends, oui !
— Je suppose, dit la voix mate du maire, que vous n’avez pas l’intention de mêler ma femme à vos agissements pour le moins étranges.
Pas de réponse. Maigret attendait, le récepteur à l’oreille, le regard rivé au tapis de table.
— Allô ! oui… Vous dites ?… Elle est déjà repartie ?… Un instant… Procédons avec ordre… À quelle heure cette dame est-elle arrivée ?… Sept heures… Très bien !… Avec sa voiture et son chauffeur… Vous dites qu’elle a dîné à l’hôtel et qu’elle a ensuite été appelée au téléphone. Elle est partie tout de suite ?… Merci… Non ! Cela suffit.
Personne ne bronchait. M. Grandmaison semblait plus calme. Maigret raccrocha, décrocha à nouveau.
— Allô ? Le bureau de poste de Caen ?… Ici, police… Voulez-vous me dire si le numéro d’où je vous téléphone a demandé une communication avec Paris avant celle que je viens d’obtenir… Oui ?… Il y a un quart d’heure environ ?… L’Hôtel de Lutèce, n’est-ce pas ?… Je vous remercie…
Son front était perlé de sueur. Il bourra lentement une pipe, à petits coups d’index. Puis il se versa à boire dans un des deux verres qui se trouvaient sur la table.
— Je suppose que vous vous rendez compte, commissaire, que tout ce que vous faites en ce moment est illégal. Vous avez pénétré ici par effraction. Vous y restez sans y être invité. Vous risquez de semer la panique dans ma famille et enfin, en face d’une tierce personne, vous me traitez comme un coupable. De tout cela, vous rendrez des comptes.
— Entendu !
— Puisque aussi bien je ne suis plus rien chez moi, je vous demande la permission d’aller me coucher.
— Non !
Et Maigret tendait l’oreille à un bruit encore lointain de moteur.
— Va leur ouvrir la porte, Lucas.
Machinalement, il jeta une pelletée de boulets dans le foyer, se retourna au moment précis où de nouveaux personnages entraient dans la pièce.
Il y avait deux gendarmes d’Évreux qui encadraient un homme, menottes aux poings.
— Laissez-nous, dit-il aux gendarmes. Ou plutôt, allez m’attendre, toute la nuit s’il le faut, à la buvette du coin.
Le maire n’avait pas bougé. Le marin non plus. À croire qu’ils n’avaient rien vu, ou qu’ils ne voulaient rien voir. Quant au nouveau venu, il était calme, et un sourire flotta sur ses lèvres à la vue du visage tuméfié de M. Grandmaison.
— À qui dois-je m’adresser ? questionna-t-il en regardant à la ronde.
Maigret, qui haussait les épaules comme pour dire que les gendarmes avaient fait du zèle, tira une petit clé de sa poche et ouvrit les menottes.
— Je vous remercie… J’ai été assez étonné de…
Et la voix, furibonde, de Maigret :
— De quoi ? D’être arrêté ? Vous êtes sûr que vous avez été si étonné que ça ?
— C’est-à-dire que j’attends toujours de savoir ce qu’on me reproche.
— Ne fût-ce déjà que d’avoir volé un vélo !
— Pardon ! Emprunté ! Le garagiste à qui j’ai acheté la voiture vous le dira ! Je lui ai confié le vélo avec mission de le renvoyer à Ouistreham et de remettre une indemnité à son propriétaire…
— Tiens ! Tiens ! Mais, au fait, vous n’êtes pas Norvégien…
L’homme n’en avait ni l’accent, ni le type physique. Il était grand, bien bâti, encore jeune. Ses vêtements élégants étaient un peu fripés.
— Pardon ! je ne suis pas Norvégien de naissance, mais je suis Norvégien quand même, par naturalisation…
— Et vous habitez Bergen ?
— Tromsö, dans les îles Lofoten.
— Vous êtes commerçant !
— Je possède une usine pour traiter les déchets de morue.
— Comme, par exemple, la rogue.
— La rogue et le reste… Avec les têtes et les foies on fait de l’huile… Avec les arêtes on fabrique des engrais…
— C’est parfait ! Parfait ! Parfait ! Il ne reste qu’à savoir ce que vous faisiez à Ouistreham la nuit du 16 au 17 septembre…
L’homme ne se troubla pas, regarda lentement autour de lui, prononça :
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