— Évidemment ! Toujours ça ! Dans vingt ans on dira encore…
— Mais non ! Mais non, Julie. Louis est un bon marin. Et même, dit-on, un marin extraordinaire, capable de tenir la place de second. Seulement, un beau jour, il s’enivre avec des camarades de rencontre et il fait des bêtises, ne rejoint pas son bateau, rôde pendant des semaines sans travailler. Est-ce vrai ? Dans ces moments-là, il fait appel à vous. À vous et, il y a quelques semaines encore, à Joris. Puis il a une nouvelle période calme et honnête.
— Eh bien ?
— Quel était le projet que, le 13 septembre, vous souhaitiez voir réussir ?
Elle s’arrêta, le regarda en face. Elle était beaucoup plus calme. Elle avait eu le temps de réfléchir. Et il y avait une gravité séduisante dans ses prunelles.
— Je savais bien que cela amènerait un malheur. Et pourtant mon frère n’a rien fait. Je vous jure que s’il avait tué le capitaine je serais la première à lui rendre la pareille.
La voix avait une sourde véhémence.
— Seulement, il y a des coïncidences. Puis cette histoire du bagne qui revient tout le temps. Du moment que quelqu’un a commis une faute, on lui met sur le dos toutes les responsabilités de ce qui arrive par la suite.
— Quel était le projet de Louis ?
— Ce n’était pas un projet. C’était quelque chose de tout simple. Il avait rencontré un monsieur très riche, je ne sais plus si c’est au Havre ou en Angleterre. Il ne m’a pas dit son nom. Un monsieur qui en avait assez de vivre à terre et qui voulait acheter un yacht pour voyager. Il s’est adressé à Louis afin qu’il lui trouve un bateau.
Ils étaient toujours arrêtés sur la plage d’où on ne voyait guère, de Ouistreham, que le phare d’un blanc cru qui se détachait sur un ciel plus pâle.
— Louis en a parlé à son patron. Parce que, depuis quelque temps, à cause de la crise, Lannec voudrait bien vendre le Saint-Michel. Et voilà tout ! Le Saint-Michel est le meilleur caboteur qu’on puisse trouver pour le transformer en yacht. D’abord mon frère devait toucher dix mille francs si ça se faisait. Ensuite l’acheteur a parlé de le garder à bord comme capitaine, comme homme de confiance.
Elle regretta ces dernières paroles qui pouvaient prêter à ironie, épia un sourire sur le visage de Maigret et parut lui savoir gré de ne pas dire : « Un forçat comme homme de confiance ! »
Non ! Maigret réfléchissait. Il était étonné lui-même de la simplicité de ce récit, simplicité telle qu’elle avait un son troublant de vérité.
— Seulement, vous ne savez pas qui est cet acheteur ?
— Je ne sais pas.
— Où votre frère devait-il le revoir ?
— Je ne sais pas.
— Quand ?
— Très vite. Il paraît que les aménagements devaient se faire en Norvège et que, dans un mois, le yacht serait parti en Méditerranée, vers l’Égypte.
— Un Français ?
— Je ne sais pas.
— Et vous êtes venue aujourd’hui à Notre-Dame-des-Dunes pour reprendre votre coquillage ?
— Parce que j’ai pensé que si on le trouvait on imaginerait tout autre chose que la vérité. Avouez que vous ne me croyez pas ?
Au lieu de répondre, il questionna :
— Vous avez vu votre frère ?
Elle sursauta.
— Quand ?
— Cette nuit ou ce matin ?
— Louis est ici ?
Et cela semblait l’effrayer, la dérouter.
— Le Saint-Michel est arrivé.
Ces mots la rassurèrent un peu, comme si elle eût craint de voir arriver son frère sans la goélette.
— Alors, il est parti à Caen ?
— Non ! Il est allé se coucher à bord d’une des dragues.
— Marchons ! dit-elle. J’ai froid.
La brise du large était de plus en plus fraîche et le ciel se couvrait davantage.
— Cela lui arrive souvent de dormir dans un vieux bateau ?
Elle ne répondait pas. La conversation tomba d’elle-même. Ils marchèrent sans entendre rien d’autre que le crissement du sable qui se tassait sous leurs pas. Et des poux de mer crépitaient devant eux, dérangés dans leur festin d’algues apportées par la marée.
Deux images se rejoignaient dans la mémoire de Maigret : « Yacht… Stylo en or… »
Et un travail machinal se faisait dans son cerveau. Le matin, le porte-plume était difficilement explicable, parce qu’il ne s’harmonisait pas avec le Saint-Michel, ni avec ses hôtes plus ou moins débraillés. « Yacht… Stylo en or… »
C’était plus logique ! Un homme riche, d’un certain âge, qui cherche un yacht pour voyager et qui perd un porte-plume en or…
Seulement, il restait à expliquer pourquoi cet homme, au lieu de pénétrer avec la goélette dans le port, quittait celle-ci à bord du canot, se hissait sur la jetée et allait se cacher dans une drague à moitié pleine d’eau.
— Le soir de la disparition de Joris, quand votre frère est allé vous voir, il ne vous a pas parlé de son acheteur ? Il ne vous a pas dit, par exemple, que celui-ci était à bord ?
— Non… Il m’a seulement affirmé que l’affaire était presque faite.
On atteignait le pied du phare. La maison de Joris était là, à gauche, et dans le jardin il y avait encore des fleurs plantées par le capitaine.
Julie s’assombrit, parut découragée, regarda autour d’elle comme quelqu’un qui ne sait plus que faire dans la vie.
— On va sans doute vous appeler chez le notaire pour le testament. Vous voilà riche…
— Ça ne prend pas ! dit-elle sèchement.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous le savez bien… Ces histoires de fortune… Le capitaine n’était pas riche…
— Vous ne pouvez pas le savoir.
— Il ne me cachait rien. S’il avait eu des centaines de mille francs, il me l’aurait dit. Et il n’aurait pas hésité, l’hiver dernier, à s’acheter un fusil de chasse de deux mille francs ! Pourtant il en avait bien envie. Il avait vu celui du maire et il s’était informé du prix…
Maintenant ils étaient à la grille.
— Vous entrez ?
— Non… Je vous verrai peut-être tout à l’heure…
Elle hésitait à pénétrer dans la maison où elle serait toute seule.
Des heures sans grand intérêt. Maigret rôda autour de la drague comme un promeneur du dimanche qui contemple avec un respect instinctif un spectacle mystérieux pour lui. Il y avait des tubes de fort diamètre, des bennes, des chaînes, des cabestans…
Vers onze heures, il prit l’apéritif avec les gens du port.
— On n’a pas vu Grand-Louis ?
On l’avait vu, assez tôt le matin. Il avait bu deux verres de rhum au bistrot et il avait disparu le long de la grand-route.
Maigret avait sommeil. Peut-être, la nuit, avait-il pris froid ? Toujours est-il que son humeur était celle de quelqu’un qui couve une grippe. Cela se marquait dans ses attitudes, sur son visage, qui paraissait moins énergique.
Il ne s’en préoccupa pas et cela eut pour conséquence d’accroître l’inquiétude ambiante. Ses compagnons le regardaient à la dérobée. On manquait d’entrain. Le capitaine Delcourt demanda :
— Qu’est-ce que je dois faire du canot ?
— Amarrez-le quelque part !
Maigret eut encore une question maladroite.
— On n’a pas vu, ce matin, un étranger dans les rues ?… On n’a rien remarqué d’anormal du côté des dragues ?…
On n’avait rien vu ! Mais, maintenant qu’il avait dit cela, on s’attendait à voir quelque chose.
C’était curieux : tout le monde s’attendait à un drame ! Un pressentiment ? La sensation que le cycle des événements n’était pas complet, qu’il manquait un anneau à la chaîne ?
Sirène de bateau qui demandait l’écluse. Les hommes se levèrent. Maigret alla lourdement jusqu’à la poste voir s’il n’y avait rien pour lui. Un télégramme de Lucas annonçait son arrivée à 2 h. 10.
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