Emile soupira, navré.
— Moi qui me faisais une fête de pêcher au boulantin!... Il y a des années que cela ne m'est plus arrivé... Les lignes étaient bien à bord... D'excellentes lignes, qui révèlent un pêcheur méticuleux... Il y avait un pliant et une bouteille de cognac... M. Larignan est l'homme le plus ordonné du monde... Et souvenez-vous que mardi il a pris un plein panier de poissons...
— Je ne comprends toujours pas où vous voulez en venir...
— C'est que vous n'êtes pas pêcheur au boulantin, monsieur le commissaire... Regardez ces piades... Comme vous le voyez, cela ressemble à des escargots, en plus gros... La coquille est extrêmement dure... Bien entendu, on ne pêche pas avec la coquille, sur laquelle, si j'ose dire, les poissons se casseraient les dents... On pêche avec la petite bête molle et rose qui se cache à l'intérieur... Pour prendre cette bête, il est nécessaire de...
— Si vous tenez à nous faire perdre notre temps sous ce soleil... grogna M. Moss en faisant mine de s'éloigner.
— Un instant, je vous prie... Souvenez-vous de la question que j'ai posée, ce matin, avec une insistance toute particulière... C'est à M. Larignan le premier que j'ai demandé s'il n'avait rien retiré de son bateau depuis mardi, et il m'a répondu qu'il n'en avait retiré que le panier de poissons... Or, mardi, il a pêché au boulantin... Il a pêché avec des piades... Et aujourd'hui, cela nous a été impossible... Pourquoi?
— Pourquoi? répéta le commissaire avec stupeur.
— Eh bien! Je vais vous le dire... Parce qu'il nous a été impossible de casser la coquille de ces piades... Il y avait de tout à bord, de quoi boire, de quoi manger, de quoi pêcher, de quoi s'asseoir, de quoi s'abriter du soleil... Il y avait même de quoi lire et de quoi dormir... Mais il n'y avait rien pour casser les piades...
Joseph, qui, lui, avait déjà compris, regardait avec stupeur M. Larignan, impénétrable derrière ses verres fumés.
— Voilà pourquoi je prétends que c'est M. Larignan qui a tué Eva... D'habitude, lorsqu'on va à la pêche au boulantin, on emporte un marteau, ou une grosse pierre, ou un instrument quelconque permettant de casser les piades... Il y avait une pierre à bord, mais elle servait d'ancre... M. Larignan n'a donc pas pu s'en servir, car son embarcation serait partie à la dérive... Or, il a pêché mardi... Donc, mardi, il y avait un marteau ou une grosse pierre à bord... Il s'en est débarrassé... Pourquoi, sinon pour faire disparaître une pièce à conviction?... Sans doute l'a-t-il jetée à l'eau avant de rentrer au port?... Je penche pour un marteau. Peut-être des cheveux y adhéraient-ils encore?... Peut-être, plus simplement, la présence de ce marteau paraissait-elle compromettante à l'assassin?...
» Toujours est-il qu'il nous a menti Joseph avait à son bord, lui aussi, de quoi assommer quelqu'un, mais il n'a rien fait disparaître.... M. Moss et Cornelius également...
» Puisque, des trois suspects, M. Larignan est le seul qui ait menti et qui se soit livré à une manœuvre inexplicable, je prétends qu'en cherchant de ce côté...
— Que répondez-vous à cela, monsieur Larignan? Questionna le commissaire de la Brigade mobile.
— Que c'est très ingénieux, mais qu'il faudra prouver que j'ai tué cette femme, que je ne connaissais ni d'Eve, ni d'Adam.
— Messieurs, vous m'excuserez, mais je pense que ma collaboratrice, après le bain prolongé qu'elle a pris ce matin dans l'intérêt de la Justice, a besoin de se réconforter... Monsieur Moss, je considère mon rôle comme terminé et j'en suis heureux, car j'ai rarement rencontré un personnage aussi désagréable que vous et aussi peu sympathique... Quant à vous, Joseph, si vous avez une heure après déjeuner, n'oubliez pas que vous me devez une revanche aux boules... Messieurs, je vous salue!... Cherchez le marteau!... Et cherchez où et quand M. Larignan et Eva se sont connus...
IV
Où Mlle Berthe considère que les enquêtes courtes ne sont
pas nécessairement les meilleures
Il était écrit que Joseph resterait sur sa victoire contre Emile, car la partie de boules n'eut pas lieu cet après-midi-là et elle n'a pas encore eu lieu à l'heure qu'il est. En rentrant à l'hôtel, en effet, Emile a trouvé un télégramme de Torrence.
Si êtes disponible, venez toute urgence à Deauville, où me débats contre problème insoluble. Torrence.
Mlle Berthe n'a décidément pas de chance. Au moment où un chasseur a apporté ce télégramme, elle venait de monter dans sa chambre pour se changer. Comme par hasard, la porte de communication avec la chambre d'Emile était ouverte. N'étaient-ils pas là en camarades, en collaborateurs? Et fait-on des manières entre collaborateurs?
Le soleil était ardent. Emile allait et venait dans sa chambre et le rythme saccadé de son pas révélait un certain trouble intérieur. Quand il passait devant la porte ouverte, il évitait de regarder, mais il savait que...
Comme par hasard aussi Mlle Berthe était maladroite et n'en finissait pas de retirer ce maillot trop petit... Qui sait si dans quelques secondes... On sentait qu'Emile hésitait... Il allait... Il venait... Il repartait et revenait...
Et, juste à ce moment, cet idiot de chasseur frappait à la porte, tendait son télégramme!
Il n'en faut pas plus parfois pour changer le cours de deux existences. Peut-être aussi Emile était-il soulagé d'échapper ainsi à la tentation et de ne pas se compliquer la vie?
— Il faut que je fasse préparer ma note et que...
Il est passé en coup de vent devant la porte ouverte... Il a vu, ou plutôt entrevu... Dans le corridor, il hésite et... Le sort en est jeté! Il descend l'escalier à pas lourds...
A deux heures déjà, il prend le rapide de Paris tandis que Mlle Berthe prend un peu plus tard le train pour Cassis.
Le rôle de l'Agence O est terminé. Il faut en laisser pour la police officielle et la plus grande qualité de celle-ci est certainement l'opiniâtreté.
Deux fois, trois fois, dans les jours qui suivent, la maison de Larignan est fouillée de fond en comble. Ses empreintes sont envoyées à Paris, où elles ne correspondent avec les empreintes d'aucun criminel connu...
Pour peu, au Lavandou, il y aurait des émeutes, car les gens s'indignent qu'on puisse soupçonner leur Monsieur Larignan.
En désespoir de cause, on publie sa photographie dans tous les journaux, deux photos plus exactement, une avec lunettes sombres et l'autre sans lunettes.
Huit jours se passent. La piste désignée par Emile ne va-t-elle rien donner? M. Moss est rentré à Amsterdam et ne suit l'affaire que par les journaux.
Enfin, d'une petite ville perdue dans le Sud tunisien, une lettre arrive. Quelqu'un a reconnu la photographie. Il ne s'agirait pas du tout d'un M. Larignan mais d'un Nestor Caquois, qui était, voilà dix ans, régisseur dans une exploitation agricole du pays...
Larignan-Caquois, mis sur la sellette, nie encore. On fait venir plusieurs personnes de là-bas et toutes le reconnaissent formellement.
Or, il y a dix ans que ce Caquois est recherché par la police. Régisseur de M. Grétillat, il a disparu la nuit où celui-ci a été assassiné et où le contenu de son coffre a été volé.
L'épouse de M. Grétillat s'appelait Eva... Eva Grétillat... Ruinée, elle a quitté la Tunisie... Elle a habité Bruxelles... Elle est devenue la maîtresse du banquier Mass.
Et certain matin d'août qu'elle nageait dans une calanque et qu'elle se rapprochait d'un petit bateau où un homme pêchait paisiblement au boulantin, elle a reconnu dans cet homme...
A portée de la main de Larignan-Caquois, le marteau qui lui servait à casser les piades...
Читать дальше