— Barbet n'avait pas essayé, selon son habitude, de lui faire les poches?
— Il jure que non... J'avoue que, par la suite, Barbet a été plus astucieux... Au lieu de riposter, il s'est laissé tomber à la renverse et il est resté un bon moment étendu sur le sol... Cela lui a permis de constater que l'Anglais, se croyant débarrassé de lui, retournait précipitamment à l'Ecu... On venait de fermer les portes de l'auberge, mais Norton s'est glissé dans la maison par les anciennes écuries, et, quelques instants plus tard, il frappait discrètement à la porte de Mme Séquaris... C'est tout... De votre côté, patron?
Emile, maussade, haussa les épaules.
— Il a disparu! Soupira-t-il.
— Norton?... Comment?... Où est-il allé?... Il n'avait pas d'auto... S'il a quitté Moret, il a donc dû prendre le train...
Ce ne fut pas long d'apprendre que l'Anglais, dont la silhouette était devenue familière à tout le village, n'avait pas pris le train. Il ne s'était pas davantage adressé à un garage pour louer une voiture. Il ne disposait pas de bicyclette et on ne signalait la disparition d'aucun vélo.
Les deux hommes achevaient de déjeuner — ils avaient obtenu ce jour-là un déjeuner complet — quand la receveuse des postes appela Torrence à l'appareil.
— C'est la réponse au radiogramme que vous avez adressé à Tahiti... Si vous voulez venir jusqu'ici...
Le chef de la police de Tahiti répondait aux questions de Torrence, furieux de cette correspondance à trente-deux francs le mot:
Raphaël Parain, embarqué le 26 avril à bord paquebot Ville-de-Verdun, a dû arriver Marseille 5 juin. Stop. Agé soixante-quatre ans, taille moyenne, teint frais, cheveux blancs, signes particuliers néant.
Il faisait chaud, ce jour-là. Torrence, pour la première fois, avait l'impression qu'Emile pataugeait.
— Nous voilà bien avancés!... Lequel est-ce des deux?...
D'après les photographies et les rapports de police, ils avaient tous les deux soixante-cinq ans environ, les cheveux blancs et le teint frais... Comment savoir lequel était le vrai?
— Peut-être tous les deux étaient-ils faux? proposa Emile sans sourire.
— Remarquez qu'en arrivant le 5 à Marseille, il avait juste le temps d'être à Moret le 7 juin...
Emile ne se donna pas la peine de répondre. Une heure durant, il resta assis à la terrasse de l'Ecu à grignoter sa cigarette non allumée. Deux fois il dut changer de place, parce que le soleil le rejoignait, et Torrence sentait sa patience lui échapper.
— Eh bien! voilà, conclut enfin le grand jeune homme roux. Maintenant que nous sommes engagés dans les frais... A quelques centaines de francs près, n'est-ce pas?... Venez avec moi jusqu'au bureau de poste...
Là il demanda, par priorité, la communication téléphonique avec le Daily News, à Londres. L'inspecteur Bichon, qui était là pour prendre son courrier, les regarda avec stupeur et s'éloigna rapidement, sans doute pour apporter cette nouvelle à ses chefs.
Emile parlait l'anglais. Il obtint assez facilement le secrétaire de rédaction du journal londonien à l'appareil.
— Pourriez-vous me dire si, depuis hier, vous avez reçu des nouvelles de votre collaborateur William Norton?
— Norton?... Aucune nouvelle depuis plus d'un mois...
— Un instant... Ne coupez pas, s'il vous plaît... William Norton est bien attaché à votre rédaction, n'est-ce pas?
On hésitait visiblement, à l'autre bout du fil.
— Qui parle, s'il vous plaît?
— Ici, l'Agence O... Norton vient de disparaître... Peut-être a-t-il été victime d'un attentat... nous nous occupons de cette affaire...
— William Norton était attaché à notre rédaction, mais uniquement pour les grands reportages... Voilà plus d'un an qu'il a quitté l'Europe pour un long voyage dans le Pacifique... Nous ne savons pas encore quand il rentrera, mais sa dernière dépêche est datée de Panama...
— Quelle date?
— Attendez... Gardez l'appareil...
Ce fut assez long Emile eut le temps de dévorer un bon quart de sa cigarette, et l'amertume du tabac lui fit faire la grimace.
— Allô!... Sa dépêche est du 16 mai... Il annonce simplement son prochain retour, sans dire par quel bateau il rentrera...
— Je vous remercie... Je vous tiendrai au courant... Pouvez-vous me donner son signalement?...
Ce signalement, encore qu'incomplet, correspondait avec celui du journaliste.
— Une dernière question... Il buvait beaucoup?
— Plus que beaucoup...
C'était bien lui.
— Et voilà... murmure Emile en raccrochant. Si, maintenant, vous voulez téléphoner aux Messageries maritimes, je suis persuadé qu'on vous répondra que le Ville-de Verdun faisait escale à Panama le 15 mai... Autrement dit, Norton et le fameux Raphaël Parain voyageaient à bord du même bateau...
— C'est curieux qu'ici il ait prétendu qu'il arrivait d'Angleterre pour se livrer à cette enquête....
Emile ne se donna pas la peine de répondre. Mais, un peu plus tard, il soupirait:
— Mon Dieu, patron, je pense que je vais encore engager de nouveaux frais...
En réalité, c'était son argent qu'il dépensait de la sorte, puisqu'il était à la fois le propriétaire et l'animateur de l'Agence O. Mais Torrence n'en avait pas moins un droit de regard sur les affaires de la maison, d'autant plus qu'il recevait en fin d'année un sérieux pourcentage sur les bénéfices.
— Les Messageries maritimes, à Paris, n'auront pas le renseignement qu'il me faut... C'est le bureau de Marseille qui doit, à l'heure actuelle, posséder les documents... Demandez-moi donc les Messageries, à Marseille...
Jamais la receveuse des postes de Moret n'avait, en si peu de temps, fourni des communications aussi chères.
— Vous avez Marseille, monsieur...
— Les Messageries?... Donnez-moi le service des paquebots de la ligne d'Océanie... Oui... Merci... Allô!... Vous devez avoir en ce moment, en votre possession, la liste des passagers du Ville-de-Verdun à son dernier voyage... Vous dites?... Oui... Je voudrais m'assurer qu'il y avait à bord certaines personnes dont je vais vous donner les noms... D'abord un nommé Raphaël Parain... Comment?... Mais oui...
Le secrétaire général, au bout du fil, venait de sursauter et de demander s'il s'agissait du Parain dont on parlait tant au sujet de l'affaire de Moret.
Pendant qu'il allait chercher les documents dans un bureau voisin, Emile, l'écouteur à l'oreille, expliquait à Torrence:
— Je me doutais de quelque chose dans ce genre... Le Ville-de-Verdun est reparti presque aussitôt après avoir touché Marseille... Le commissaire du bord et les officiers qui ont connu Parain pendant la traversée, et qui savaient donc qu'il est actuellement en France, sont en mer et n'ont pas lu les journaux... Allô!... Oui... Vous dites?... Cabine 2... Comment?... Répétez, car ceci m'intéresse prodigieusement... Il était malade et il n'a pas quitté sa cabine pendant la traversée?... C'est très important, oui... En effet, comme vous dites, cela explique que les autres passagers n'aient pas entendu prononcer son nom... Un instant... Ce n'est pas tout...
» Maintenant que vous avez la liste sous les yeux, veuillez me dire si vous y relevez le nom de William Norton, sujet britannique... Bien... Je m'y attendais... Où est-il monté?... A Tahiti?... Ne raccrochez pas, je vous en prie... Mais non, mademoiselle, je n'ai pas terminé...
» Allô! Un dernier nom... Irène Séquaris... S, comme Simon... Oui... Vous ne voyez pas ça?...
Le visage d'Emile exprimait une soudaine contrariété.
— Attendez, cher monsieur. Je vous en supplie, gardez l'appareil un moment...
Et, se tournant vers Torrence:
— Vous vous souvenez de son nom de jeune fille, vous? Je crois que vous l'avez noté...
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