Il prononce alcohol... Et il semble en avoir ingurgité plus que son compte.
II
Où Emile le roux fait la connaissance de la jeune femme
triste tandis que Barbet se voit affecter une autre tâche
— Qu'est-ce que vous pensez de notre journaliste? Questionne Torrence quand l'Anglais, après avoir vidé son verre d'un trait, s'éloigne sur une pirouette.
— Je pense qu'il est trop bavard ou trop peu, et qu'il avait évidemment le désir de faire votre connaissance... réplique Emile, qui suce son éternelle cigarette non allumée. Puisque vous téléphonez au bureau, patron, et puisque Barbet n'a pas grand-chose à faire en ce moment, demandez-lui donc de venir. Qu'il n'ait pas l'air de nous connaître. Et, comme il n'est pas connu ici, qu'il s'occupe de cet Anglais...
— Vous croyez que cette histoire de Tahiti...
— Je pense qu'un des deux Raphaël Parain avait une maladie de foie... Je pense aussi... Mais c'est encore trop vague, patron... J'ai besoin d'aller me promener seul au bord de l'eau... L'alcohol, comme dit notre journaliste, fait quelquefois parler plus que de raison...
Les bords du Loing sont idylliques. Emile se met à flâner, les mains dans les poches, puis, comme un gosse, il coupe une baguette, qu'il commence à éplucher consciencieusement.
Deux ou trois fois, il s'arrête pour regarder des pêcheurs à la ligne. A un coude de la rivière, il se heurte presque à une dame d'une quarantaine d'années, vêtue de noir, qui marche lentement dans les hautes herbes en regardant ses pieds.
— Pardon, madame...
— De rien, monsieur, murmure-t-elle en esquissant un sourire triste.
Il la dépasse. Beaucoup plus loin, il se retourne et la voit qui marche toujours aussi lentement. Il y a un sentier à quelques mètres d'elle, mais elle le dédaigne. Emile s'assied derrière un arbuste pour l'observer plus à son aise.
Une femme en deuil, sans doute. Ses vêtements sont d'une sévérité excessive, ses cheveux coiffés sans coquetterie aucune.
Est-ce qu'elle cherche quelque chose? Jadis, quand il était gamin, il est arrivé à Emile de marcher de la sorte dans la campagne. C'était à l'époque où il s'était mis en tête de réunir une collection d'insectes, en particulier de scarabées, et où, des heures durant, il épiait ainsi la moindre feuille, le plus petit brin d'herbe.
Elle parcourt cent mètres environ, jamais plus; elle fait alors demi-tour, sans revenir directement sur ses pas, mais en suivant une ligne parallèle à un mètre de la précédente.
Si elle cherche quelque chose, que peut-elle chercher de la sorte sur la berge du Loing? Plusieurs fois elle se penche, comme pour cueillir une fleurette, mais elle se contente d'écarter les herbes folles de la main et elle reprend ensuite sa promenade monotone.
A sept heures, Emile est de retour à l'Ecu-d'Or. Torrence a eu le temps de prendre contact avec ses collègues de la police officielle et il apporte les derniers renseignements.
— Ces messieurs de la Sûreté, explique-t-il à Emile, ont relevé la liste de tous les voyageurs qui ont couché dans les deux auberges le 7 juin. Parmi eux, il y a quelques habitués, surtout des pêcheurs enragés qui viennent chaque semaine du samedi au lundi matin. De ce côté, rien d'anormal. D'ailleurs, ils ont tous été questionnés...
— Aucun d'eux, les dimanches suivants, n'a rien remarqué de particulier dans la rivière ou sur les berges?
— Je ne le pense pas. On ne m'a rien dit à ce sujet. Je passe à la seconde catégorie de voyageurs, la plus délicate... Comme dans toutes les auberges situées dans un certain périmètre de Paris, il y avait quelques couples... Des couples plus ou moins réguliers qui s'inscrivent le plus souvent sous des noms de fantaisie... On ne les a pas retrouvés tous... Enfin, le passage?... Des touristes venant du Midi ou s'y rendant et couchant en route... J'ai la liste en poche...
— Je serais curieux de savoir s'il y avait un Anglais ou un Australien, murmure Emile.
— Un Anglais et sa fille... Un certain Walden et... Tiens! C'est curieux que vous m'ayez posé la question comme ça... Il a passé presque toute sa vie en Australie, mais il habite présentement à Cagnes-sur-Mer, près de Nice...
— A quelle auberge était-il?
Torrence consulte sa liste.
— Curieux... grogne-t-il. Sans doute à cause de la cohue... Je vois qu'ils sont arrivés tard, passé huit heures du soir... le père a couché à l'Ecu, chambre 10, la fille au Cheval-Pie, chambre... Dites donc, Emile... Vous devez avoir une idée de derrière la tête, vous!... Etrange que le père ait couché à côté de la chambre 9, à l'Ecu, et qu'à l'hôtel d'en face la fille ait eu la chambre 15, qui est au-dessus de la chambre 9...
Candidement, Emile murmure:
— Vous n'allez pas prétendre qu'une jeune fille est entrée chez son voisin pour l'étrangler?...
Comme ils dînent, Emile voit arriver sa promeneuse en deuil du bord de l'eau. Elle s'assoit seule à une table. Elle a son rond de serviette, ce qui indique qu'elle n'est pas de passage, ainsi que sa bouteille de vin entamée.
— Dites-moi, Emma...
— Je vous écoute, monsieur...
— Cette dame?...
— Mme Séquaris, oui...
— Depuis quand est-elle ici?
— Depuis longtemps, monsieur, plus d'un mois... C'est une personne qui a eu des malheurs et qui a besoin de solitude...
— Elle reçoit beaucoup de visites?
— Je ne lui ai jamais vu adresser la parole à personne, sinon à nous, pour commander ce qu'elle désire.
— Du courrier?
— Vous m'y faites penser... Le facteur n'a jamais laissé de lettres pour elle... Et pourtant... C'est curieux, quand on se met à réfléchir...
Dites-moi ce que vous pensez...
— Je pense que Mme Séquaris, quand elle ne se promène pas, passe des heures entières à écrire des lettres... Généralement, quand on envoie beaucoup de correspondance, on en reçoit beaucoup aussi... C'est cela qui vient de me frapper...
— Rien d'autre?
— Ma foi... Non... Ce n'est rien... Un jour qu'il y avait plusieurs lettres prêtes à être expédiées, sur la table; et que j'allais à la poste, j'ai lancé comme ça:
» — Si vous voulez que je porte votre courrier...
Je me trompe peut-être, mais j'ai eu l'impression qu'elle était comme effrayée...
» — Non, merci... s'est-elle écriée en me reprenant les enveloppes des mains. Je n'ai pas fini...
» Et... Décidément, c'est inouï comme vous me faites penser à des choses... La poste est dans la rue, quelques maisons plus loin... Il m'arrive de passer des journées entières à la terrasse... Quand il y a des pensionnaires, je suis toujours sûre de les voir une fois ou l'autre jeter des lettres ou des cartes dans la boîte... Vous savez, dans un village, on regarde machinalement les gens...
» Eh bien! Je n'ai jamais vu Mme Séquaris poster du courrier...
— Voulez-vous être assez aimable pour aller vérifier la date exacte de son arrivée?
Dix minutes plus tard, Emile et Torrence sont renseignés.
— Le 6 juin, monsieur... Juste un jour avant que... Torrence, très surexcité, regarde Emile avec curiosité.
— Je serais heureux, quand vous aurez le temps, que vous me disiez comment vous avez déniché cette piste et ce que...
— Il n'y a aucune piste, affirme Emile Je vous assure. Je vais, je viens. J'en sais exactement autant que vous. Tenez! Voici votre collègue, l'inspecteur Bichon. Demandez lui donc, pour gagner du temps, qui est cette Mme Séquaris. Il doit avoir, lui, des renseignements circonstanciés sur toutes les personnes qui habitent l'hôtel...
L'inspecteur Bichon, questionné, cligne de l’œil
— Vous n'êtes pas les premiers à y avoir pensé, hé!... Trop facile, messieurs... La dame qui arrive un jour avant les deux Raphaël Parain, n'est-ce pas?... Mais d'abord, si elle était pour quelque chose dans l'affaire, elle n'aurait aucune raison de rester ici. Ensuite, ce n'est pas une femme qui a pu étrangler les deux vieillards, tous deux encore vigoureux. Enfin, nous avons les meilleurs renseignements sur elle... Cette dame, qui est née dans la région...
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